Yves Caseau (Michelin) : « nous vendons des pneus mais notre performance est liée aux logiciels »
Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance
Michelin, le leader mondial du pneumatique, appuie sa performance sur sa transformation numérique comme l’explique son CDIO Yves Caseau.
Aujourd’hui, que représente le groupe Michelin ?
Michelin est le leader mondial du pneumatique avec 28,59 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 120 000 salariés dans le monde. Michelin, c’est le pneu, autour du pneu et au-delà du pneu.
Quand on dit « le pneu », on parle en fait de vraiment tous les types de pneumatiques : voitures, camions, deux-roues, avions, engins de chantier ou de mines… Un seul de nos pneus peut peser plusieurs tonnes.
Autour du pneu, ce sont essentiellement des services qui portent largement notre croissance. Nous avons racheté plusieurs sociétés et réalisé des développements pour proposer, par exemple, des services de gestion de flottes ou d’optimisation des voiries pour réduire les accidents.
Et enfin, au-delà du pneu, nous sommes connus depuis 1900 pour nos guides et cartes. Aujourd’hui, c’est notre activité Expérience (Guides, Viamichelin…). Nous espérons que la digitalisation va lui donner une deuxième jeunesse mais, en termes de chiffre d’affaires, c’est une petite activité. Au-delà du pneu, c’est aussi la chimie des polymères haute-perfomance et des composites. Si nous faisons des bons pneus, c’est d’abord parce que nous maîtrisons cette chimie. Et nous l’appliquons aujourd’hui à des voiles gonflables, des produits biomédicaux, etc. Nous avons créé une co-entreprise avec Faurecia pour développer cette partie de notre activité.
Avec une implantation mondiale et des activités tout de même variées, quelle est l’organisation des fonctions IT, data et digitale ?
Aujourd’hui, nous avons une seule grande direction mondiale unique. Nous avons regroupé toutes ces activités il y a un peu moins de trois ans dans une DSI groupe qui comprend aujourd’hui 4000 personnes. Au départ, le digital avait été séparé lors de sa création pour garantir son agilité mais, lorsque l’activité devient mature, cette séparation n’a plus lieu d’être et il est préférable de tout réunir. Pour la data, c’est la même chose.
En effet, les fondations techniques de la data sont toujours IT. La partie BI/AI a été un peu en incubation au digital, jusqu’au rapprochement des fonctions.
De même, le SI de Michelin est mondial mais beaucoup de métiers ont des équipes dédiées aux logiciels, aussi bien dans les grandes activités que dans des petites unités périphériques (services, Viamichelin…).
Quels sont vos grands choix d’architecture ?
Nous faisons un Move2Cloud tranquille. Nous visons le cloud first mais nous avons un Legacy important. Il est également certain que nous aurons besoin de conserver du edge et un peu de on premise. Nous avons en effet à prendre en compte des zones de haute confidentialité pour une propriété intellectuelle très sensible ainsi que des questions de latence, de résilience et de réactivité dans nos usines. Nous avons aussi à garantir une résilience stratégique : nous voulons garder en interne la compétence de gérer une IT.
Donc, au final, notre SI restera hybride.
Aujourd’hui, hors SaaS, notre SI est à environ 20 % dans le cloud, essentiellement du Microsoft Azure mais il y a aussi un peu d’AWS. Nous avons en effet un partenariat avec Microsoft. Quand on veut du IaaS en volume, on a intérêt à un tel accord avec un partenaire unique. Mais, pour des besoins pointus, nous prenons le meilleur. C’est aussi souvent du Microsoft Azure mais pas toujours.
Pour l’heure, nous avons un ERP on premise, d’Oracle, et nous prévoyons une refonte en mode cloud d’ici cinq ans. Et nous utilisons plusieurs SaaS : Workday, Salesforce… Pour la supply-chain, nous utilisons une solution JD Edwards.
Côté bureautique, nous utilisons Microsoft Office 365. Nous avons une culture très ancienne du travail hybride qui a été renforcée avec le Covid. Aujourd’hui, la règle générale est d’être ensemble trois jours et deux jours comme l’on veut (télétravail notamment).
Pour les fonctions de base, nous recourons donc à des solutions sur étagère. A l’inverse, lorsque nous avons besoin d’une solution différenciante, par exemple en matière d’algorithmes de datascience ou de R&D, nous sommes plutôt en mode « make » plutôt que « buy ». Notre ambition est d’être « software driven ». Nous vendons des pneus mais notre performance dépend de notre excellence en logiciels.
Il y a cinq ans, nous avons défini une stratégie en plusieurs points. D’abord la qualité de service. C’est la base. Ensuite, nous voulons nous débarrasser de la dette technique, être techniquement à jour. Nous adoptons également le « data driven ». Bien sûr, nous prenons nos décisions à partie des données depuis des décennies mais, jusqu’alors, nous avions une culture de segmentation et de silotage pour garder nos secrets. L’idée est de passer à une certaine transversalité. Nous voulons aussi développer le system-to-system, c’est à dire travailler avec nos partenaires en transparence, passer de l’EDI aux API. Quand on a une activité B2B2C, les distributeurs veulent pouvoir utiliser leurs propres systèmes et accéder aux nôtres via API. Enfin, nous mettons aussi l’accent sur l’expérience utilisateur. Nous faisons des systèmes comme une entreprise d’ingénieurs mais nous devons en améliorer la facilité d’usage et l’ergonomie.
En tant qu’industriel, avez-vous un système industriel séparé du système de gestion ?
Avant, nous avions une informatique industrielle (OT) à côté de l’IT. Nous avons adopté un changement radical il y a trois ans. Les couches inférieures (matériel notamment) relèvent désormais uniquement de l’IT. Les couches supérieures (logiciel) restent gérées par les métiers.
Le déclic a été apporté par la cybersécurité. On peut tuer Michelin en une seule erreur à ce niveau. Auparavant, l’OT était souvent installée sur des PC standards mais, pour des raisons de cybersécurité, de fiabilité, etc. nous devons l’installer sur des systèmes solides et sécurisés avec du Kubernetes, du Kafka… Bref, il faut de la vraie IT distribuée moderne. Les couches inférieures doivent être en béton pour éviter les fuites comme les sabotages. Nos infrastructures sont segmentées, les mesures prises en cybersécurité sont lourdes.
Une industrie a des processus lourds. Doit-on y renoncer à l’agilité ?
L’agilité doit être adoptée dès que l’on a de l’humain ou dès que l’on ne sait pas exactement ce que l’on veut. Cela peut arriver dans l’industrie.
A l’inverse, quand on installe un convoyeur ou un robot en usine, l’agilité n’apporte rien.
Il faut donc une co-existence entre des processus agiles ou non.
Pour vos clients professionnels, en B2B, vous avez développé une offre de services au lieu de la vente de pneus. Qu’est-ce que cela implique sur l’IT ?
Notre offre repose sur trois choses. Tout d’abord, le pneu existe toujours en tant que produit.
Nous avons développé une offre de pneu-as-a-service. Nous louons des pneus que nous gérons. C’est vrai pour les avions (en faisant payer un nombre d’atterrissages) ou pour les camions (avec une tarification à la tonne.kilomètre transportée). Enfin, nous proposons des boîtiers électroniques pour les gestionnaires de flottes afin d’optimiser les usages.
Côté IT, il faut bien sûr construire les plates-formes de services et collecter les datas utiles.
Par exemple, nous mettons des caméras sous les camions pour, en machine vision, estimer la qualité de la route et donc l’usure des pneus. Un tel procédé évite d’arrêter un camion inutilement et de procéder à des manipulations sur le pneu lui-même. Ce qui caractérise ces nouveautés, c’est l’IA. Nous maîtrisons parfaitement les comportements de nos pneus mais nous avons besoin de récupérer les données de l’usage réel des pneus.
Pour le grand public, traditionnellement, vous êtes en distribution indirecte B2B2C. La data client B2C existe-t-elle chez vous et si oui quels en sont vos usages ?
En effet, la première monte (OEM) se réalise toujours via les constructeurs, donc en B2B2C. Ensuite, très longtemps, nous avons considéré que nos clients étaient les garagistes qui allaient assurer le remplacement des pneus des véhicules.
Mais, désormais, oui, nous avons du B2C. Et nous cherchons même de plus en plus à nous lier en direct avec les automobilistes. Par exemple, au Royaume-Uni, nous avons acquis Black Circle qui est spécialisé dans la vente en ligne de pneus. Franchement, nous sommes au début de cette relation directe que nous cherchons à développer notamment via le digital. Nous cherchons ainsi à personnaliser au mieux nos recommandations en matière de pneu. En Chine et aux Etats-Unis, nous avons commencé à repérer nos ambassadeurs et à développer des programmes de fidélité. Pour l’heure, c’est plus une ambition qu’une réalité sensible. Mais créer une vraie culture de la proximité avec nos utilisateurs m’intéresse beaucoup.
Contrairement à Luc Julia que nous avons récemment rencontré, vous êtes un promoteur de la multiplication des usages de l’IA et même de l’IAG (type ChatGPT). Pouvez-vous nous préciser vos positions en la matière ?
En fait, quand nous participons tous les deux à une même table ronde, nos positions ne sont pas si éloignées que cela… même si je suis plus positif que Luc Julia tout en comprenant très bien ses positions et ses réserves. Car, oui, il a raison, il y a une grande confusion chez beaucoup sur ce qu’est l’IA et plus particulièrement l’IAG.
Derrière l’IA, on trouve beaucoup de concepts : systèmes ouverts/fermés, algorithmes, réseaux neuronaux… que la plupart des gens ne connaissent tout simplement pas. Si on fait un jumeau numérique (encore un buzz word !), on peut faire des simulations avec et c’est même l’objectif. Mais on ne pourra jamais faire de simulation avec ChatGPT. Cela n’a tout simplement rien à voir.
Que faisons-nous en termes d’IA chez Michelin ? Plusieurs choses.
Commençons par la simulation numérique. Nous créons des modèles 3D de nos pneus et nous réalisons beaucoup de simulations à partir de ces modèles. L’IA permet des gains de temps considérables en accélérant les tests et donc la R&D. Depuis un siècle, nous faisons plus de tests que nos concurrents, ce qui est une base de notre excellence. Désormais, nous pouvons faire beaucoup mieux que des ingénieurs prenant des notes sur des carnets avec un crayon avant de se lancer dans des calculs compliqués.
Un deuxième usage est sur les processus industriels, notamment sur le pilotage et le contrôle de la qualité. Il s’agit, par exemple, de repérer les défauts en computer vision. Le pneu est un objet très sophistiqué et l’IA peut apporter une véritable aide au contrôle. Cela nous permet aussi d’être plus agile au niveau industriel. Nous pouvons réaliser un pilotage adaptatif en fonction des matériaux. Si nous augmentons la quantité de matière recyclée, de biosourcé, etc. les matériaux seront moins homogènes que ceux issus de la pétrochimie. Un pilotage plus précis est alors nécessaire.
Bien sûr, l’IA est aussi depuis longtemps utilisée pour l’aide à la décision en matière de supply-chain ou dans l’assistance au pilotage de flottes.
Venons-en à la fameuse intelligence artificielle générative (IAG) dont ChatGPT est devenu l’emblème. Une IAG peut accélérer le travail des « knowledge workers » mais à condition d’être sous contrôle. En effet, une IAG peut dire des bêtises ou avoir des illusions (ce que l’on nomme les « hallucinations »). C’est aussi un outil fabuleux pour générer du code. Mais, encore une fois, il faut faire attention, par exemple à des problématiques de propriété intellectuelle. Typiquement, une IAG peut générer du SQL à partir d’une demande en langage naturel, cela marche très bien. Par contre, pour l’assistance aux clients, nous y allons doucement parce que si une IAG donne une mauvaise information en matière de maintenance, cela peut être très gênant. Une IAG est pertinente pour répondre à une question à partir d’une base de connaissance. Il y a du potentiel. Mais, encore une fois, il faut être prudent, surtout si l’IAG est en SaaS, pour éviter les fuites d’information. Cela dit, si on entraîne une IAG sur une base de connaissances « neutre », on peut ensuite la récupérer et la faire tourner sur une base de connaissances propre en local. Il faut toujours être vigilant et vérifier qu’il n’y a aucun risque de fuite de données.
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Yves Caseau en sera le Grand Témoin.
Votre groupe est connu et reconnu. La guerre des talents est-elle encore un sujet pour vous ?
Oui, c’est un sujet. Nous faisons des efforts pour parler de ce que nous faisons afin de séduire les talents. Plus généralement, nous tentons d’accroître notre attractivité afin d’augmenter les flux entrants et de baisser les flux sortants.
Nous avons notamment construit une « manufacture des talents », pour développer la formation des talents, où il y a un volet IT. En Inde, par exemple, il y a des talents exceptionnels mais une volatilité très élevée. Pour conserver les talents, il faut adopter une logique de formation permanente.
Au fil de votre carrière, vous avez écrit de nombreux livres. De plus, vous appartenez à l’Académie des technologies. Comment ces activités enrichissent vos fonctions chez Michelin ?
Avant tout, l’Académie des technologies est un réseau d’informateurs. Ce sont mes yeux et mes oreilles pour être informé des avancées technologiques. C’est une belle société savante qui organise de nombreux événements ouverts qui m’ont permis d’écouter des intervenants de Facebook, Google… Donc, oui, cela enrichit mon travail quotidien chez Michelin.
Pour information, l’Académie des technologies est issue du CADAS (comité d’application de l’académie des sciences), dont elle s’est émancipée il y a 20 ans. C’est maintenant une académie autonome, mais il aura fallu attendre plus longtemps qu’en Allemagne ou en Angleterre. C’est symptomatique de la France : chez nous, penser est plus important que faire. Aux Etats-Unis ou ailleurs, c’est l’inverse.
Par ailleurs, je continue à développer, même si c’est plus un loisir aujourd’hui, pour garder le contact avec mes équipes et les technologies du moment. Grâce à tout cela, je n’ai plus beaucoup d’efforts à faire pour être au courant de ce qui se passe.
Quels vont être vos prochains défis ?
Sans surprise, je vais citer en premier des sujets autour de l’IA. En tant que DSI et d’académicien, j’ai un rôle évident d’influenceur. Il nous faut réfléchir aux IA dans les systèmes adaptatifs comme en simulation.
En termes de démarche, je voudrai poursuivre la démarche E DA (Event Driven Architecture) pour passer d’une séquence écoute/réflexion/action à une réaction simultanée. Par exemple, aujourd’hui, pour notre supply-chain, nous captons la data et nous optimisons en mode batch la nuit. Il faudrait que, si un camion a un problème dans la journée, la réaction puisse se faire en temps réel. C’est une transformation tirée par la satisfaction client.
Je souhaite également que l’on puisse profiter de l’IAG pour assister les « citizens développeurs ». C’est ce que l’on nomme l’« empowerment ». Les bureaux d’études apportent des technologies mais les opérateurs de terrains créent déjà leurs outils (à base de Power Apps, low code…). Il s’agit que les IAG les aident à cette création. Mais plus l’outil est puissant, plus il peut se tromper. Il faut donc former les opérateurs au bon usage de l’IAG. Et il ne faut pas oublier qu’on peut demander à ChatGPT de justifier ses réponses.
Plus généralement, ce que l’on attend d’un SI change avec les IAG. L’IAG pourrait devenir la porte d’entrée, l’interface utilisateur générale, mais ni une solution « intelligente », ni une interface universelle. Tourner un bouton sera toujours plus pratique et rapide qu’une boîte de dialogue en chat. Mais, à l’inverse, pour interagir avec le SI, le chatbot sera sans doute une facilité. J’ai assisté à des démonstrations du module ChatGPT dans les PowerApps et, clairement, c’est une approche qui va changer nos interactions.
Podcast - L’IAG type ChatGPT doit voir ses rôles circonscrits
Yves Caseau, CDIO du groupe Michelin et membre de l’Académie des Technologies, revient d’abord sur les activités du groupe Michelin. L’IA générative est, pour lui, une révolution même s’il faut se méfier de certains discours qui amènent beaucoup de confusion dans l’esprit de nos contemporains. Et il faut se méfier des « hallucinations ». Michelin pratique toutes les formes d’IA, chacune ayant leur utilité. Et des précautions doivent être prises pour éviter les déconvenues. L’IAG servira sans doute avant tout à rendre plus agréable l’interface homme-machine.