Luc Julia (Renault) : « comme un marteau, l’IA est un outil qui peut être bien ou mal utilisé »
Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance
Connu pour sa contribution à la création de l’éditeur Nuance et de l’assistant vocal Siri, Luc Julia est un expert en intelligence artificielle à la notoriété mondiale. Actuellement directeur scientifique du groupe automobile Renault, il revient ici sur son sujet de prédilection en le démystifiant et en évoquant les défis qu’il reste à relever.
Vous êtes connu pour avoir contribué à la création de l’éditeur Nuance et de « The Assistant », l’ancêtre de l’assistant vocal Siri d’Apple. Pourquoi vous êtes-vous tant intéressé à l’intelligence artificielle appliquée aux interfaces humain-machine vocales ?
A la fin de mes études en informatique et en intelligence artificielle, j’ai voulu créé des systèmes utiles aux vrais gens qui ne savent pas toujours utiliser des terminaux informatiques. Il s’agissait donc d’utiliser des moyens humains pour interagir avec des machines. Ma thèse portait sur la multimodalité, c’est à dire la manière de faire comprendre gestes et paroles humains aux machines. Les ordinateurs devaient être rendus capables de reconnaître des signaux humains.
Nuance, qui est spécialiste de la dictée vocale, a été créé en 1994. Introduit en bourse, il a été racheté par Scansoft qui a fusionné avec Nuance en gardant au final sa seule marque. Cet éditeur est aujourd’hui le leader mondial de la reconnaissance vocale. La reconnaissance des gestes, ce sera sans doute l’interface naturelle de demain. La gestuelle concerne tout le corps. Pour moi, la meilleure interface avec un utilisateur est celle qui ne se voit pas, ce que l’on appelle une interface transparente.
L’idéal que je cherche à atteindre, par exemple, c’est de regarder une lampe de chevet en disant « allume » et que cette lampe-là s’allume, pas les autres. Ca viendra un jour.
En 2019, vous avez écrit un livre au titre provocateur : « L’intelligence artificielle n’existe pas ». Vu votre parcours, cela semble paradoxal. Quelles sont les principales thèses de ce livre ?
Le titre provient du fait que, à l’époque, on parlait de l’intelligence artificielle à tort et à travers. Aujourd’hui, c’est pire encore. L’IA unique et générale peut faire peur ou plaisir mais elle n’existe qu’à Hollywood. Dans la réalité, une telle IA n’existe pas.
Il existe des intelligences artificielles qui sont autant d’outils pour réaliser des tâches mieux que sans cet outil. Exactement comme un marteau, l’intelligence artificielle est un outil qui peut être bien ou mal utilisé. Avec un marteau, vous pouvez enfoncer un clou pour construire votre maison ou bien l’utiliser comme arme en frappant un voisin. A l’utilisateur, à nous, êtres humains, de choisir les bons usages.
Un moratoire sur l’IA, dont on entend parler ici ou là, est stupide. Si certains arrêtent leurs recherches, d’autres continueront. A l’inverse, promettre une IA générale est également stupide car cela n’existe pas.
Je voudrais que l’on cesse de mentir afin de ne pas décevoir le public et, ainsi, entraîner un abandon de l’IA. Les IA sont des outils qui permettent de gagner du temps et de la performance. Mais ne leur attribuons pas des capacités qu’elles n’ont pas : cela ne pourra qu’aboutir à des déceptions et du rejet.
Retrouvez Luc Julia aux journées Républik Data
Luc Julia fait partie du Comité de Pilotage des journées Républik Data qui se dérouleront mardi 13 et mercredi 14 juin 2023 à l’Hôtel Barrière Le Royal à Deauville. Il intervient sur l’atelier consacré aux intelligences artificielles génératives. Renseignez-vous et inscrivez-vous ici.
En 2021, vous avez rejoint Renault comme directeur scientifique. Pourquoi ce choix ?
Après dix ans de recherche, dix ans en start-ups et dix ans dans des sociétés américaines ou coréennes, je voulais, pour les dix ans qui s’ouvrent, rendre à la France ce qu’elle m’a donnée. J’ai donc voulu rejoindre une grande entreprise française et voir comment l’aider.
Quand j’ai rencontré Luca de Meo, le directeur général de Renault, nous nous sommes mis d’accord en quelques minutes.
Mon obsession, c’est de ne pas mentir sur les capacités des technologies. Par exemple, je suis persuadé que la voiture totalement autonome n’existera jamais.
Aujourd’hui, il y a un fort engouement autour des intelligences artificielles génératives (IAG) comme ChatGPT. Un tel outil a-t-il une réelle utilité ?
Oui, un tel outil peut être utile autant aux experts qu’aux non-experts. Mais, comme tous les outils, il faut apprendre à l’utiliser. Un marteau ne vous servira jamais à visser. Placer un tel outil dans le grand public est une erreur.
En effet, une IAG est d’autant plus efficace que son carcan est défini et restreint. C’est un outil bien adapté pour travailler sur des domaines particuliers à partir de jeux de données restreints. Il faut s’interroger sur la pertinence de ChatGPT : il peut en effet dire beaucoup de bêtises quand on lui demande de générer quelque chose. Après trois mois de tests sur vingt-et-une bases de faits, ChatGPT n’a interprété correctement les faits que dans 64 % des cas. Autrement dit : dans 36 % des cas, ChatGPT a dit n’importe quoi. Dans le cas de biographies, ChatGPT invente littéralement beaucoup de choses. Il est donc important de restreindre le périmètre.
Certes, bien utilisée, une IAG peut permettre de réaliser rapidement certaines tâches mais à condition de systématiquement vérifier.
Face à la pénurie de talents, l’IA peut-elle être une solution pour réduire les besoins en humains ?
Je ne sais pas. Mais remplacer des métiers par des IA, c’est un pur fantasme. Une IA peut remplacer des tâches. Mais l’usage de cet outil est en lui-même une tâche nouvelle. Certes, on peut espérer gagner du temps mais cela rajoute de la complexité et des besoins de formation.
Peut-être certains métiers verront un grand nombre de leurs tâches remplacées mais ces métiers seront en fait renouvelés. Les talents requis devront simplement être différents pour maîtriser ces outils.
Outre ce que nous avons déjà abordé, quels sont les défis qui restent à relever avec l’IA ?
Le tout premier, le plus important, est de, à la fois, éduquer le public et maîtriser l’outil. Mais il faut savoir le réguler. Dans le passé, on a su réguler l’usage de cet excellent outil qu’est un marteau, par exemple pour interdire de frapper son voisin avec. Il faut simplement faire la même chose avec l’IA : empêcher de l’utiliser à mauvais escient.
Si on devait placer l’IA sur la courbe du hype de Gartner, je dirais que nous sommes dans la phase d’ascendance forte. Quand les décideurs se rendront compte de tous les problèmes et de toutes les limitations, on abordera la phase descendante. Par exemple, en termes de problèmes, on peut citer le consentement des personnes concernées par les données utilisées, les problèmes du copyright sur les données utilisées, la pertinence très limitée des résultats (et les gens vont finir par s’en apercevoir !)…
En étant ouvert au grand public, ChatGPT a démontré les limites de la technologie des IAG.