Stéphanie Schaer (DINUM) : « le numérique est au coeur de la réussite des politiques publiques »
Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance
Six mois après sa nomination et quelques semaines après la publication d’une nouvelle feuille de route, Stéphanie Schaer, directrice de la DINUM (Direction Interministérielle du Numérique), détaille ici sa stratégie et ses enjeux.
Pouvez-vous nous expliquer le rôle de la DINUM et ses relations avec les autres entités en charge du numérique dans les administrations d’État ?
La Direction Interministérielle du Numérique est une « tour de contrôle » de la stratégie numérique de l’État. En tant que directrice de la DINUM, je suis également administratrice générale des données de l’État. Mon rôle est donc à la fois celui d’un « DSI groupe » et celui d’un « CDO groupe ».
Tous les mois, nous avons une réunion du Comité Interministériel du Numérique pour suivre les sujets communs ou pour étudier comment la DINUM peut appuyer telle ou telle direction ministérielle du numérique (DNUM) ou un projet numérique d’un organisme sous tutelle d’un ministère, notre écosystème les comprenant tous. Tous les six mois, nous avons également des réunions avec les secrétaires généraux des ministères sous la présidence de la secrétaire générale du gouvernement.
Les circulaires que nous publions, comme celle sur l’encadrement du recours aux prestations informatiques et qui a été signée par Madame la Première Ministre, sont concertées en amont dans ces réunions.
Vous avez récemment publié une nouvelle feuille de route, « Une stratégie numérique au service de l’efficacité publique », qui ne révolutionne pas la situation. Pourquoi cette étape était-elle nécessaire ?
Dès la première semaine de ma nomination, Stanislas Guerini, ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, m’a demandé de lui proposer une nouvelle feuille de route. Elle a été co-construite avec les agents de la DINUM, les DNUM ministérielles, les administrateurs ministériels des données, etc. Il s’agissait, au fil de ces ateliers, de voir ce qui fonctionne bien mais aussi ce qui méritait d’être amélioré et comment.
La feuille de route constitue un nouveau cap. Je citerai d’abord deux points saillants.
Le premier concerne la conduite des projets. Il s’agit de faire évoluer la méthode, de généraliser l’approche agile comme cela est déjà indiqué dans la circulaire de la Première ministre de janvier dernier. Etudier longuement un besoin, définir un cahier des charges, lancer un projet durant des mois ou des années et finalement en faire une recette, ce sont des méthodes dont nous souhaitons nous écarter même si elles sont encore assez ancrées dans les organisations administratives. Il s’agit bien de changer d’approche, ce qui va supposer d’accompagner ce changement. Il ne doit plus y avoir des projets avec un début et une fin mais des produits avec des jalons, avec des bénéfices réguliers et plus d’effet tunnel. Il s’agit d’investir sur ces bénéfices attendus puis de progressivement passer à l’échelle afin de vérifier l’impact réel en regard des attentes et le coût total induit. Ces nouvelles pratiques ont fait leur preuve dans les start-ups d’État même s’il n’est pas nécessaire de créer des équipes autonomes à chaque nouveau produit. Cette approche a aussi comme avantage de garantir un meilleur suivi du projet dès le départ. Ce n’est pas juste une doctrine, cela s’incarnera projet par projet et sera matérialisé sous la forme de « contrat de réussite » accompagnant chaque intervention de la DINUM.
Le deuxième point, c’est la data, sur laquelle nous voulons mettre un accent renouvelé. Je suis persuadée que la data possède la capacité à améliorer grandement le fonctionnement des services de l’Etat. Plus tôt dans mon parcours, j’ai été intrapreneuse avec la start-up d’État Signaux-Faibles. Le but était de croiser des données issues de sources diverses (URSSAF, Banque de France, etc.) pour détecter le plus en amont possible le fait qu’une entreprise rencontrait des difficultés. Plus une situation de ce type est prise en amont, plus on a de chance de sauver l’entreprise.
Il faut savoir que, selon le classement opéré par la Commission Européenne, la France est championne d’Europe de l’Open-Data au travers de notre portail data.gouv.fr. Mais il nous faut aujourd’hui aller beaucoup plus loin sur les usages et rendre l’État toujours plus simple au travers du « dites-le nous une seule fois », du pré-remplissage de déclarations, etc. Il reste des progrès à faire en la matière. Lors du quinquennat précédent, l’accent avait été mis sur la dématérialisation. Ce quinquennat a comme maître-mot la simplification, y compris sous l’angle de l’accessibilité. Et on doit inclure dans ce mot, par exemple, d’utiliser un vocabulaire compréhensible afin de faciliter le recours aux services de l’État même si vous n’êtes pas un spécialiste.
Retrouvez Stéphanie Schaer à l’IT Night
Stéphanie Schaer est membre du jury de l’IT Night et sera donc amené à juger des projets présentés aux Trophées de cette soirée. Plus d’informations sur l’IT Night.
La feuille de route présente la DINUM comme une DRH de la filière numérique. Qu’est-ce que cela signifie ? Allez-vous piloter un corps interministériel d’experts en numérique ?
Nous restons dans un rôle interministériel pour apporter des solutions aux difficultés rencontrées par les ministères. Or chaque administration a des difficultés à recruter les talents nécessaires à la réussite des projets numériques. Il s’agit de lever les blocages.
Nous allons donc construire progressivement, pas à pas, un département en charge de la résolution de ces problèmes.
Il y a donc trois axes à considérer : l’attractivité, le parcours professionnel (avec la fidélisation) et la formation. L’attractivité, c’est déjà une question de rémunération de contractuels dont le recrutement au sein de l’État est concurrencé par les recrutements du secteur privé. Il y a deux ans, la DINUM avait publié une grille de rémunération de référence mais il s’agit aujourd’hui de l’actualiser. Mais il y a également d’autres leviers pour faciliter les recrutements. Face aux difficultés, l’État peut embaucher directement en CDI dans certaines situations, proposer du télétravail, etc. Cela ne se sait pas assez. Il faut promouvoir nos nouvelles pratiques pour contrer les a-priori et miser aussi sur le sens qu’appartenir au service public donne au travail. Et puis on peut aussi partager les bonnes pratiques de tel ou tel ministère auprès d’autres. Nous avons aussi à animer des communautés professionnelles (par exemple celle des data scientists, celle des chefs de projets…).
Concernant la formation, nous allons construire un campus du numérique pour former les agents publics. Ce produit est encore en conception mais tout ce qui contribue à la formation au numérique peut y avoir a-priori sa place. Et ce autant pour la formation des agents actuellement dans le numérique et qui doivent progresser ou se former aux nouvelles technologies que pour former ou acculturer d’autres agents, y compris des responsables pour qu’ils comprennent les potentiels du numérique.
Parmi les nouveautés de votre feuille de route, on a pu noter la naissance d’une « brigade d’intervention du numérique » (BIN). De quoi s’agit-il ?
Auparavant, la DINUM proposait plusieurs offres d’accompagnement. Celles-ci n’étaient pas forcément très visibles ni très lisibles, avec des difficultés pour des porteurs de projet à savoir quel guichet contacter (commandos UX, brigades numériques, etc.). La DINUM doit bien sûr continuer de contrôler et auditer les projets mais elle doit surtout aider à faire réussir les projets.
La brigade d’intervention numérique de la DINUM va donc comporter plusieurs pôles d’expertises et examiner, face à chaque demande, l’appui pertinent, soit juste sur un sujet (l’interface utilisateur par exemple), soit plus globalement (coachs agiles, adoption du cloud computing…).
Notre offre de service sera donc plus simple et plus lisible par les ministères.
L’approche agile, c’est très bien pour les petits projets comme ceux portés par les start-ups d’Etat. Mais est-ce vraiment adapté à des projets massifs comme Chorus, Chorus-Pro, RenoiRH, etc. ?
L’approche méthodologique agile peut s’appliquer à des projets de toutes tailles, y compris de grands projets. Il s’agit d’abord des deux principes de base des projets agiles : l’implication du métier et les jalons réguliers avec une vérification régulière de la pertinence des choix faits, des bénéfices obtenus à tel stade et des priorités à favoriser. Il s’agit, en fait, d’éviter le risque d’éloignement entre des besoins réels (qui peuvent changer) et le projet, avec le risque que celui-ci soit obsolète avant même d’être achevé.
Alors, bien sûr, il faut adopter la méthode en fonction des projets, de leur taille, de leur budget… Il existe des start-ups d’État qui ont su passer à l’échelle à partir d’un projet limité (par exemple : le pass culture ou Pix, la certification des compétences numériques).
La feuille de route insiste aussi beaucoup sur la circulation de la donnée et indique que va être créé un Datalab. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Ce datalab va prendre place au sein d’Etalab qui va ainsi retrouver son ADN initial : incuber des projets data pour les accélérer.
Concrètement, les porteurs de projet ministériels vont trouver dans cet incubateur trois appuis. D’abord un appui juridique : il s’agit de vérifier le droit applicable, ce qui peut/doit être fait et comment, puis de le respecter. Ensuite, un appui en matière de ressources humaines : avant de recourir à des experts permanents, il s’agit de compter sur des data-scientists, des data-ingénieurs, etc., issus de ce Datalab, pour vérifier la pertinence et la faisabilité du projet puis accompagner les premières étapes. Enfin, il y aura un appui technique, c’est à dire des infrastructures pour héberger le projet, des briques mutualisables (comme la sécurité, la gestion des droits d’accès, etc.).
Actuellement, nous menons beaucoup d’échanges avec les différents ministères pour identifier les premiers projets qui peuvent changer la donne, notamment en matière d’environnement et d’accompagnement social.
On parle aussi d’État Data Driven…
Nous échangeons beaucoup actuellement sur des sujets tels que l’IA, les API… Il s’agit d’utiliser au mieux le potentiel de la donnée pour simplifier les démarches en ligne mais aussi pour disposer d’une meilleure compréhension de l’impact des politiques publiques.
Le cloud de confiance est un élément important du programme France 2030 et le gouvernement a défini une politique cloud de l’État…
Rien ne change pour l’heure sur ces sujets. Les investissements et projets se poursuivent avec des annonces régulières.
France 2030 : vers des services cloud de confiance
Le 6 avril 2023, le gouvernement a publié un communiqué sur le renforcement de l’offre cloud de confiance. L’appel à projets « Suites bureautiques collaboratives cloud » lancé en avril 2022 a ainsi abouti à la sélection de projets certifiés SecNumCloud pour être accélérés et passés à l’échelle. Bpifrance opère cet appel à projets et a ainsi sélectionné 18 partenaires pour divers apports comme l’édition collaborative avec XWiki, l’hébergement SecNumCloud avec 3DS Outscale, BlueMind pour la messagerie… Concernant l’émergence d’un concurrent direct à Microsoft Office 365, le consortium est piloté par Wimi avec ses partenaires Watoo, Seald, XWiki et Linagora.
Egalement opéré par Bpifrance, le guichet d’accompagnement des petites structures proposant des SaaS ou des PaaS à la certification SecNumCloud a sélectionné 21 projets sur une quarantaine de candidats. Le budget de la phase 1 était de 3,5 millions d’euros. Un budget similaire a été décidé pour une phase 2.
Mais il reste un point noir : la bureautique collaborative. Votre prédécesseur avait formellement interdit aux administrations l’usage de Microsoft Office 365 (et des produits concurrents comme Google Workplace). Beaucoup d’administrations utilisent des versions obsolètes (donc potentiellement dangereuses d’un point de vue de la cybersécurité) de Microsoft Office. Quelle solution prévoyez-vous ?
D’abord, je veux insister sur le fait que l’environnement numérique de travail fait pleinement partie de l’attractivité des talents. Il est nécessaire d’offrir aux agents publics des outils répondants aux besoins nouveaux.
Nous voulons voir émerger une suite bureautique en logiciels libres afin d’en garantir la souveraineté et la pérennité. Et cela en nous appuyant sur les communautés existantes.
Il s’agit, en fait, de reproduire ce qui a été fait avec la messagerie instantanée Tchap. Le produit est opéré par la DINUM mais en utilisant un protocole libre. Nous contribuons au produit et nous échangeons avec d’autres utilisateurs, notamment d’autres pays. Oui, construire une suite de bureautique collaborative est un projet ambitieux mais il se fera petit à petit. Les briques fonctionnelles existent souvent déjà mais il faut mieux les intégrer, améliorer leur ergonomie, etc. Pour cela, la DINUM n’est pas toute seule. Nous travaillons bien sûr avec les ministères mais aussi avec des partenaires comme l’Adullact, avec laquelle nous travaillons sur la Transformation Numérique du Territoire.
Plus la communauté autour d’un produit est large et active, mieux ça sera pour en développer l’ergonomie et les fonctionnalités. Et un coeur libre avec des protocoles ouverts facilite le raccordement de modules fonctionnels.
Votre feuille de route comporte un certain nombre de défis. Mais si vous deviez n’indiquer qu’un seul défi, quel serait-il ?
Il serait en amont des autres. Il s’agit de faire en sorte que le numérique soit nativement au coeur de la réussite des politiques publiques. Le numérique offre une puissance considérable pour mieux servir les citoyens. Cela implique de savoir se poser les bonnes questions dès le départ.
Podcast - Faire du numérique un levier pour l’efficacité de l’Etat
Stéphanie Schaer, directrice interministérielle du numérique, explique d’abord le rôle de la DINUM. Elle revient ensuite sur le principal défi qu’il lui faut relever, de manière transverse à toute la nouvelle feuille de route.
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