Brice Miranda (Servier) : « data et IA sont les clés de la médecine de précision »
Brice Miranda, Group Chief Data & AI Officer chez Servier, explique l’importance prise par la data et l’IA dans les thérapies humaines.

Pouvez-vous nous présenter Servier ?
Servier est un laboratoire pharmaceutique indépendant, gouverné par une fondation. Cette indépendance nous permet de nous projeter sur le long terme et fait du patient le bénéficiaire ultime de notre activité. Ce modèle est très adapté au temps long et aux ressources nécessaires pour notre secteur où, par exemple, il faut environ dix ans pour développer et mettre sur le marché un médicament, avec un investissement de plus d’un milliard d’euros.
Nous avons réalisé un chiffre d’affaires de l’ordre de 6 milliards d’euros en 2024 et 20 % de notre chiffre d’affaires est consacré à la R&D. Nous sommes présents dans plus de 140 pays dont 60 en propre et nous produisons en France 97 % des principes actifs du Groupe.
Comment est organisée la fonction data ?
Servier a une Direction Data Digital et SI (DDSI) portée par Virginie Dominguez, membre du ComEx. Elle porte la transformation digitale du groupe. La dimension data est sous ma responsabilité et je rapporte à Virginie Dominguez. Les visions stratégique et opérations sont donc au même endroit.
La direction DDSI comprend la DSI, la direction digital, la direction data, la cybersécurité, le Transformation Office et deux business partners, RH et finances. Mais nous tenons à notre transversabilité : nous n’avons aucun silo. Nous insistons sur notre collaboration transverse. Par exemple, l’interface homme-machine d’un produit data est souvent portée par la direction du digital qui a une spécialité en expérience utilisateur.
Dans chaque métier, nous avons des partenaires digitaux (« Digital Leaders ») qui sont nos correspondants : au sein de la R&D, de l’industrie (usines et supply-chain), de Patients & Medical Affairs (relations et dialogues avec les patients et les médecins), du marketing et de la vente. Les « Digital Leaders » sont chacun au comité de direction de chaque métier. Ils relaient la transformation digitale pour co-construire avec les métiers celle-ci et décliner dans chacun les principes généraux. Leur mission inclut la gestion du changement. La stratégie de gestion du changement est incluse dans la conception de chaque produit.
Mises à part les données corporate classiques, quelles sont les données utilisées par Servier et comment ?
Nous avons une plateforme unique pour gérer notre data, la One Data Platform. Toute la data y est stockée. Elle est la seule source de vérité avec un seul vocabulaire, ce qui sont des nécessités avec l’IA. Cette One Data Platform utilise Google Cloud Platform.
Nous avons évidemment toutes les données corporate classiques, des données issues des usines (même s’il y a pour l’instant un SI par usine), des données de R&D (de sources internes comme externes)…
Dans le cadre de notre démarche de data démocratisation, nous veillons à l’acculturation de chacun mais aussi à la gouvernance du patrimoine de données. Cette gouvernance s’appuie sur les business data analysts, formés et pilotés par la direction data, mais au sein des métiers. Chaque dashboard final créé correspond ainsi exactement au besoin réel du terrain. Cette approche permet le passage à l’échelle. Elle est en place pour la data analyse et, à terme, également pour la data science. Mais, malgré l’implication des métiers, je reste le garant des coûts, de la conformité réglementaire, de l’efficacité, etc.
Les cas d’usage data sont construits par dessus ces briques fondamentales.
Vous êtes un laboratoire pharmaceutique avec des données personnelles sensibles. N’est-ce pas gênant de traiter vos données dans les infrastructures de Google ?
Les données cliniques sont systématiquement anonymisées et ne posent donc pas de problème vis-à-vis du RGPD. De plus, les données sont chiffrées avec un algorithme résistant dont la clé est détenue par un prestataire souverain, Thalès.
Au-delà de la plateforme Google, quels outils mettez-vous en œuvre ?
Nous avons un conglomérat d’outils pour rester à l’état de l’art. Citons, par exemple, Microsoft PowerBI, Data Galaxy, Fivetran… Chez Google, nous utilisons Big Query et Vertex AI.
Google a une philosophie d’ouverture, raison pour laquelle nous l’avons choisi. Les autres prestataires ont une approche plus de lock-in. Sur l’IAG (intelligence artificielle générative), nous pouvons utiliser aussi bien Claude d’Anthropic, Llama, Mistral… Cette culture d’ouverture et orientée vers la data est logique : leur entreprise s’est construite autour de la data.
Nous co-développons certains cas d’usage avec Google. Rappelons que le Prix Nobel de Chimie a été attribué l’an passé à deux chercheurs issus de Google Deepmind pour leurs travaux sur la prédiction de la forme des protéines.
Nous travaillons aussi avec Aitia qui propose des jumeaux numériques du corps humain. L’objectif est de prédire le comportement d’une substance avant un test in vivo.
Avec la biotech française Owkin, nous développons un projet de R&D s’appuyant sur l’IA.
Comme vous voyez, nous avons un modèle mixte. Nous ne faisons pas tout en interne ou tout en externe. Nous cherchons le meilleur des deux mondes.
Il faut savoir que neuf candidats médicaments sur dix ne voient jamais le jour. L’un de nos objectifs est de réduire ce taux d’échec. De la même façon, nous voulons réduire le délai de mise au point, actuellement de dix à douze ans, en restant dans les standards de sécurité, notamment sur les pathologies sans alternatives thérapeutiques.
Servier évoque souvent la « médecine de précision ». Qu’est-ce que c’est et en quoi la data y contribue ?
Chaque patient est unique. Dans le passé, on avait tendance à généraliser faute de possibilité de personnalisation. Par exemple, quand on parle de « cancer du cerveau », c’est en fait un groupe de maladies aux causes différentes. L’objectif est développer des traitements plus efficaces et ciblés avec des effets secondaires moindres.
La chimiothérapie classique détruit beaucoup plus de tissus que les cellules malsaines. Avec la nouvelle approche, nous cherchons à n’attaquer que les cellules malades. Une des bases de la médecine de précision, c’est le diagnostic pour donner le bon traitement à la bonne personne. La data et l’IA permettent d’identifier les biomarqueurs de la pathologie exacte de chaque patient. Cela nous permet de bien choisir la bonne cible thérapeutique. L’IA peut aussi, par exemple, analyser des milliers d’études pour définir au mieux les bonnes cibles thérapeutiques. La quantité de documents et d’études disponibles est telle que les humains ne peuvent plus les analyser.
Une fois cela fait, nous réalisons des tests avec des jumeaux numériques puis in vitro et in vivo. La quantité de tests possibles est infinie et l’IA va permettre de choisir les tests les plus pertinents. L’IA va aussi nous permettre de prédire la toxicité et la capacité d’assimilation du produit selon sa posologie et sa voie d’administration (patch, injection…). Dans le cas de maladies rares, nous pouvons créer des « bras synthétiques » : il s’agit de générer des données par extrapolation statistique.
Nous travaillons actuellement sur des usages de l’IA pour choisir des sites et des patients pour les tests. L’IA va nous permettre d’analyser beaucoup de données tandis que l’IAG (intelligence artificielle générative) va nous faciliter la production de beaucoup de documents.
Enfin, bien entendu, la data et l’IA permettent de détecter des signaux faibles en pharmacovigilance.
Data et IA sont donc les clés de la médecine de précision.
Avez-vous d’autres usages de la data ou projets en la matière ?
Oui, bien sûr. Plusieurs projets sont menés.
En industrie, nous travaillons à optimiser, à terme, les stocks selon la prédiction des ventes. Il peut y avoir parfois dix-huit mois entre le début de la production et l’administration.
Nous travaillons aussi sur la maintenance prédictive pour soutenir le flux tendu de la production.
Bien entendu, nous cherchons à optimiser les coûts de production et l’empreinte environnementale.
Travailler avec des données personnelles, si le patient l’accepte, permettra d’améliorer en continu les traitements.
Bien sûr, la data et l’IA sont destinées à aider toutes les fonctions supports : finances, génération de visuels en communication, compte-rendus d’entretiens en RH, IA conversationnelle en RH…
Enfin, pour terminer, quels sont vos défis pour 2025 et au-delà ?
Chez nous, certains défis classiques sont derrière nous, comme obtenir le support plein du ComEx.
Notre vrai défi, maintenant, est le passage à l’échelle tout en restant focalisés sur nos vrais besoins. Typiquement, il ne faut pas refaire deux fois ce que l’on peut faire qu’une fois, par exemple deux projets similaires dans deux pays différents.
La conformité réglementaire reste également un défi constant.
Pour terminer, je voudrais souligner l’importance de réaliser les projets simultanément à la gestion du changement afin de garantir les bons usages faute de quoi nous risquons de ne pas obtenir de valeur en regard de nos investissements.
Podcast - La data au service de la médecine de précision chez Servier
Servier est un laboratoire pharmaceutique de dimension internationale gouvernée par une fondation. Parmi ses axes forts, il y a la « médecine de précision ». Celle-ci repose largement sur la data et l’IA comme l’explique Brice Miranda, Group Chief Data & AI Officer chez Servier.