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Anne Jeanjean (Ministères Sociaux) : « le contexte budgétaire amène de la rationalisation »

Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance

Le changement de périmètre des ministères en fonction des gouvernements n’entraîne pas de changement pour la direction du numérique des « Ministères Sociaux » qui bénéficie depuis cette année d’une feuille de route unique pour les champs Santé Solidarités et Travail. Anne Jeanjean, directrice du numérique de ce périmètre gouvernemental, explique ici comment elle affronte ses défis et mène des projets structurants comme le récent déménagement des services ministériels.

Anne Jeanjean est directrice du Numérique pour les ministères de la sphère Santé Travail Sol - © Républik IT / B.L.
Anne Jeanjean est directrice du Numérique pour les ministères de la sphère Santé Travail Sol - © Républik IT / B.L.

« Ministères Sociaux » ou ministère unique, l’instabilité gouvernementale amène des recompositions fréquentes. Pour la Direction du Numérique de ce périmètre gouvernemental, qu’est-ce que cela change ?

La direction du numérique est la seule et unique entité numérique transverse au périmètre Santé Solidarités et Travail. Accélérée par les décisions du Comité interministériel de la transformation publique (CITP) de mai 2023, la définition d’une feuille de route, numérique et data, unique, est conservée. Un unique comité de validation stratégique arbitrera les priorités numériques 2025 des secteurs Santé Solidarités et Travail.

Pour faciliter la mise en œuvre et le suivi de cette feuille de route unique, les deux programmes budgétaires supports de nos actions, travail et santé-solidarité, ont été fusionnés.

Les ambitions de notre feuille de route 2024-2027 validée au 1er semestre 2024 se basent sur une augmentation de nos ressources humaines internes liée un programme interministériel pluriannuel de réinternalisation des compétences. Ce programme interministériel a été gelé cet été et nous oblige à de la rationalisation. De plus, les réductions budgétaires significatives annoncées dans le cadre des travaux sur le PLF 2025 nous obligent à accélérer cette rationalisation, à développer les mutualisations et les communs numériques

Dans votre dernière interview, vous mentionniez, parmi vos défis, l’infobésité et l’hyper-numérique. Où en êtes-vous ?

Cette démarche, si elle a été initiée par la DNUM, est pilotée par le pôle modernisation du secrétariat général avec une information des instances de représentation du personnel qui ont donné un avis favorable.

Nous sommes en phase d’état des lieux. Un robot a analysé, par direction, les flux de mails, les réunions, etc. Il y a énormément de mails générés en interne. Pour notre direction par exemple, 10 % des agents génèrent 38 % des mails. Des référents ont été nommés dans chaque direction pour définir et améliorer le respect de bonnes pratiques. Les actions seront construites lors d’ateliers en 2025.

Nos nouveaux locaux proposent une ambition de meilleure qualité de vie sur site, avec le plaisir et l’envie d’y collaborer ensemble, et avec nos partenaires Nous avons mis en place une charte des temps pour l’organisation du travail, avec des plages horaires pour les réunions… Le but est d’éviter, par exemple, les tunnels interminables de réunions. Les réunions doivent être plus courtes, avec un ordre du jour explicite, avec uniquement des personnes pertinentes (celles qui, bien qu’invitées, estiment ne pas y avoir leur place peuvent et doivent le signaler à l’organisateur en amont, même lorsqu’il s’agit d’un chef) et un compte-rendu systématique. Dans la gestion des temps, nous avons sacralisé le vendredi après-midi en y interdisant les réunions internes pour que chacun puisse achever la mise au clair des sujets sur lesquels il a travaillé durant la semaine ou pour se former. La charte rappelle aussi le droit à la déconnexion.

Cette approche oblige à revoir les priorités et les « urgences ».

Au printemps 2024, vous avez organisé un « salon de la data » interne. Qu’en avez-vous tiré ?

C’était une première pour nous d’organiser un tel format d’événement. Nous avons pu en tirer plusieurs bénéfices.

Tout d’abord, nous avons pu tester un format inédit. La réussite a été totale et les agents ont été bien mobilisés.

Ensuite, nous voulions valoriser le travail des équipes. Chaque équipe a donc présenté ses travaux, soit lors de pitch qui se sont succédé tout au long de la journée, soit sur des stands favorisant l’échange direct.

Enfin, il s’agissait d’impulser de nouvelles idées, de nouvelles interactions. Certaines directions ont découvert de bonnes idées parmi les pratiques des autres voire ont découvert l’existence de données disponibles ou de projets.

Lorsque nous avons tenu un stand sur le salon Vivatech quelques mois plus tard, un certain nombre de travaux réalisés à l’occasion de notre salon de la data y ont été réutilisés.

Depuis plusieurs mois, nous travaillons à une gouvernance transverse sur la data et l’IA. Il s’agit de créer un cadre de confiance pour favoriser la circulation des données, à partir d’une organisation en fédération. La DNUM a en charge de jouer le rôle de garant de confiance. Une équipe, dite data office, sera en charge de la mise en relation entre utilisateur et fournisseur de données pour garantir la conformité réglementaire.

Nous sommes aussi en train de mettre en œuvre une plate-forme unique pour exploiter la donnée. Cette nouvelle gouvernance, associée à une plateforme mutualisée et une optimisation des produits data, facilitera le déploiement de l’IA. Nous avons engagé plusieurs travaux avec des outils, dont certains d’IAG, comme l’IAG Albert.

Vous avez récemment mené un déménagement et un réaménagement de vos locaux. Comment cela s’est-il passé d’un point de vue IT ?

Sur les deux dernières années, toutes les directions d’administration centrale des ministères situées sur les sites Mirabeau et Montparnasse ont déménagé, sur le site de l’avenue Duquesne ou celui de la rue Olivier de Serres (Paris XV), la Direction du Numérique s’installant, elle, à Montrouge. Bien sûr, il a fallu accompagner ce déménagement et mettre en place une méthode adaptée, inspirée du mode produit. Ces déménagements sont d’ailleurs temporaires puisque nos futurs locaux qui regrouperont les agents situés rue Olivier de Serre et de la DNUM sont actuellement en construction. 70 % du mobilier a été recyclé. Nous veillons autant que possible à optimiser la consommation électrique, malgré une forte digitalisation des espaces.

A la DNum, nous avons mis en place de nouveaux espaces de collaboration, en espaces ouverts, dont l’aménagement a été adapté aux demandes de chaque service. Nous avons plusieurs types de salles de réunion. Certains services ont opté pour le flex-office mais pas tous. A l’inverse, des services comme ceux gérant les ressources humaines ou la finance ont des bureaux garantissant le respect de la confidentialité. Nous avons basculé en téléphonie sous IP et il n’y a plus de téléphonie fixe. Le wi-fi est déployé partout. Tout le monde est doté de PC portables. Les agents disposent d’un environnement numérique de travail sans couture, jusqu’aux salles de réunion où nous disposons de tablettes et d’écran multimédia pour certaines.

Chacun dispose d’un badge unique qui permet l’accès physique à tous les sites, le paiement de la cantine ou de la cafétéria quel que soit le site, et la récupération des impressions aux imprimantes partagées.

En vue du prochain déménagement à horizon 2027, nous recevons la visite d’autres directions qui viennent voir ce qui a été mis en place à la DNum.

Vous êtes une femme directrice du numérique, ce qui reste rare. Participez-vous à des initiatives pour favoriser l’accession des femmes à des postes de direction ?

Il y a beaucoup de discours et d’événements autour de cette question. Dans notre Direction du Numérique, nous avons 42 % de femmes, ce qui est très favorable en termes de mixité.

Le 8 mars 2024, j’ai porté une proposition différente. Il s’agissait d’échanger avec des femmes de la direction du numérique. Je consacre donc une heure chaque mois à échanger avec les femmes qui le souhaitent. Les attentes de chacune sont variées : échanges d’expériences, renseignements sur les évolutions possibles… ces échanges m’apportent beaucoup, à la fois dans l’évolution de la DNUM et dans les autres actions que je porte sur ce sujet.

Par exemple, j’ai intégré un tout nouveau groupe de travail sur la mixité numérique animé par la DINUM avec des représentants de la DIESE (Délégation interministérielle à l’encadrement supérieur de l’État, DRH des cadres supérieurs et dirigeants de l’État), de la DGAFP et d’autres ministères, etc.

Certains freins à l’accession à des postes de responsabilité ne sont pas spécifiques aux femmes. Par exemple, le désir de pouvoir partir à 18h. Il faut combattre les idées reçues telles que monter dans la hiérarchie implique une explosion des horaires. L’environnement numérique de travail ne donne pas toujours entière satisfaction, ce qui freine le télétravail. Si on offre un environnement de travail sans couture, cela facilite l’organisation des agents et leur équilibre vie personnelle / vie professionnelle. La qualité de l’environnement numérique de travail des agents doit être une priorité si on veut regagner en attractivité, notamment vis-à-vis des femmes, et que les agents se consacrent mieux à leur mission de service public.

Quels défis vous restent-ils ?

Vu le contexte de contrainte budgétaire, l’optimisation et la rationalisation des moyens constitue sans aucun doute le premier défi. Nous devons accélérer nos travaux pour poursuivre la fiabilisation et la sécurisation de notre écosystème IT. La protection contre les cybermenaces demeure bien la priorité.

Nous devons aussi éviter l’accumulation de la dette technique liée au « toujours plus » de logiciels. Nous essayons de mieux partager entre services pour éviter de couvrir un même besoin avec des produits différents. Nous recherchons la constitution de communs numériques. Notre bascule en mode produit a pour ambition d’ailleurs de réviser notre portefeuille de produits et d’améliorer notre dette technique.

Nous devons aussi poursuivre et accompagner la croissance des usages de la data et de l’IA mais en portant un effort particulier sur la rationalisation. L’IA peut couter vite très cher pour un impact limité.

Plus globalement, nous avons engagé une rénovation de notre relation clients, orientée vers davantage de collaboration avec les autres directions en concluant des contrats d’engagements réciproques qui prendront corps en 2025.

Si nous avons déployé la suite Office 365 depuis quelques années, adaptée et plébiscitée par les agents pour leur faciliter leur travail au quotidien, les échanges concernant des données sensibles transitent par des systèmes dédiés, sécurisés, comme les réseaux classés défense. Compte tenu du cout engendré par ce produit Microsoft, nous en poussons l’intensité d’usage et avons engagé le décommissionnement d’autres outils dont les fonctionnalités sont proches, tout en maintenant les outils qui permettent les échanges avec nos collègues des autres sphères ministérielles. En collaboration avec notre FSSI et notre DPO notamment, nous avons engagé une expérimentation avec l’outil Copilot.

Enfin, si la cybersécurité reste la priorité numéro un, réaliser des formations sur celle-ci à destination de tous les collaborateurs est un vrai défi. A l’image de la formation à l’évacuation des locaux (si elle n’est pas faite, l’accès aux bâtiments est bloqué), j’ai engagé une démarche pour que la formation à la cybersécurité soit obligatoire et que les accès au compte de l’agent soit bloqué si celle-ci n’est pas réalisée.

Nous avons lancé en début d’année une campagne d’hameçonnage. Les premières semaines, nous avions un taux de clic dépassant les 25 %. Aujourd’hui, le taux est tombé à 2,5 %.