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Hélène Chaplain-Lambert (Pernod Ricard) : « la technologie est une question stratégique »

Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance

Cet article est référencé dans notre dossier : Les 15 interviews les plus lues en 2023

A l’heure où la fonction IT de Pernod Ricard vient de se réorganiser en fonction Tech en suivant six principes directeurs, Hélène Chaplain-Lambert, global CIO, détaille sa stratégie. Associer des marques vieilles de plusieurs siècles et l’innovation la plus pointue, tant technologique qu’organisationnelle, est une caractéristique de ce groupe mondial.

Hélène Chaplain-Lambert est global CIO de Pernod Ricard. - © Républik IT / B.L.
Hélène Chaplain-Lambert est global CIO de Pernod Ricard. - © Républik IT / B.L.

Pouvez-vous nous présenter Pernod Ricard aujourd’hui ?

Notre groupe est issu de la fusion, en 1975, entre Pernod et Ricard. Après l’acquisition de Seagram en 2001, Pernod Ricard devient en 2005, avec l’acquisition d’Allied Domecq, le numéro 2 mondial des vins et spiritueux. Une autre acquisition clé dans l’histoire du groupe est celle, en 2008, de Vin & Spirit, propriétaire d’Absolut.

Depuis quinze ans, nous mixons de manière assez équilibrée la croissance externe, toujours importante mais plus fragmentée, et la croissance organique.

Nous sommes aujourd’hui numéro un mondial des spiritueux premiums et numéro deux des spiritueux, derrière Diageo. Certaines de nos marques datent du XVIIIème siècle ! En tout, nous disposons de 240 marques dans le monde, ce qui représente le plus large portefeuille de spiritueux tant en nombre de marques qu’en catégories, 17 étant dans le Top 100. Nous sommes présents en direct dans 73 pays, distribué dans 120. Nos principaux concurrents sont nettement plus concentrés en marchés et en produits.

Lors de notre exercice clos en 2023, nous avons réalisé un chiffre d’affaires de 12,1 milliards d’euros (+10 % en un an) grâce à nos 19 000 collaborateurs.

Notre groupe a trois forces : le portefeuille de marques le plus large, notre maîtrise de notre distribution (avec la capacité, de ce fait, à amener nos marques vers leurs marchés par nous-mêmes) et une vraie culture de la convivialité et de l’engagement de nos collaborateurs.

Comment est organisée votre IT ?

La fonction IT de Pernod Ricard vient de se transformer en fonction Tech. Et ce n’est pas juste un changement de nom mais bien un changement de vision et de posture. La technologie est une question stratégique : pour Pernod Ricard, comme pour l’ensemble des industriels, car elle impacte non seulement nos modèles économiques - développement de nouveaux services, de nouveaux canaux « data-driven »- mais également nos modèles opérationnels en permettant une mise à l’échelle efficiente.

Historiquement, l’IT était très décentralisée, calquée sur l’histoire du groupe. La DSI s’est structurée avec le groupe. En 2020, nous avons consolidé les opérations IT (infrastructures, cybersécurité, etc.). Les équipes solutions sont alors restées plurielles pour apporter des réponses applicatives aux marques et aux marchés. Nous avons progressivement consolidé ces équipes par plaques régionales (Amérique du Nord, Europe, Asie…) avec des reportings locaux. J’ai rejoint le groupe en 2021 pour transformer la fonction et mettre la technologie et la data au cœur de notre stratégie de croissance durable et profitable.

Nous avons entamé un nouveau chapitre dans notre trajectoire car nous avions atteint les limites de ce qu’un modèle traditionnel pouvait nous apporter.

Au 1er juillet 2023, les 600 collaborateurs IT ont été rassemblés dans une seule direction, avec un seul budget. Chaque unité d’affaire reçoit de ce fait un service, de la valeur, et plus des réponses à des commandes.

Notre nouveau modèle organisationnel repose sur six principes fondateurs. Tout d’abord, nous voulons maîtriser la technologie de bout en bout, ce qui signifie que la fonction Tech est responsable de toutes les technologies employées, qu’elle décide des choix opérés et qu’elle les gère en totalité, portant la responsabilité de la valeur apportée. Deuxième principe : le mode produit généralisé pour assurer la convergence, la complétude et la cohérence de notre architecture SI. Nous avons défini environ 300 produits classés par domaines technologiques ou business. Dans certains cas, il peut y avoir des produits destinés à répondre à un contexte local spécifique (notamment réglementaire, par exemple en Chine). Les product owners sont côté Tech pour permettre à nos métiers d’assurer la progression de leurs fonctions en se focalisant sur les enjeux moyens et long terme, et en se focalisant sur la création de nouvelles pratiques sur l’ensemble des dimensions processus, organisation et data, impulsées par la technologie.

Nous conservons malgré tout, c’est le troisième principe, des équipes de proximité chargées de rendre pertinents et créateurs de valeur les produits du groupe. Cela implique, quatrième principe, un changement de méthode de travail et c’est pour cela que nous allons adopter le mode agile à l’échelle sur l’ensemble des équipes produits, cette transformation des modes de travail n’implique bien évidemment pas que la technologie mais sera impulsée par nos équipes. Cinquièmement, notre organisation est globalisée avec des ressources réparties sur l’ensemble du globe grâce à nos implantations locales. Les équipes produits sont installées selon le contexte, les talents disponibles sur place, etc. mais servent bien le monde entier avec notamment une volonté de factoriser les équipes de développement dans des localisations avec une masse critique.

Enfin, le sixième principe est de garantir la maximisation de la valeur des investissements. Nous investissons aujourd’hui au-delà de la norme du marché ce qui est un choix voulu et assumé tant la technologie est aujourd’hui un levier stratégique pour notre développement. Dans ce cadre, le choix des investissements est au cœur de nos préoccupations, ainsi avons nous créé une gouvernance métier et technologie adaptée, supportée par notre nouveau Global Enterprise Architect en charge du lien entre les stratégies business et technologiques.

Quelles sont vos grands principes d’architecture IT ?

Nous voulons une architecture équilibrée et résiliente pour assurer la scalabilité tout en gardant la maîtrise de nos environnements.

Nous avons une architecture, aujourd’hui, très variée. Une partie de notre IT est on premise, une partie dans les clouds Azure et AWS. Nous gérons 21 000 terminaux, 4500 serveurs (dont 1600 sur Azure). Notre collaboratif est Office 365.

Notre équipement ERP est pluriel, à l’image de la construction du groupe par acquisitions et sur un modèle décentralisé, nos finances étant consolidés dans un EPM groupe (CCH -Tagetik). Nous réfléchissons aujourd’hui à la convergence de l’ensemble de nos pratiques dans des systèmes d’informations à la pointe de la modernité pour améliorer l’efficience de notre modèle opérationnel et capturer encore plus vite les opportunités de croissance dans nos marchés, notamment par l’apport de l’intelligence artificielle.

Vous avez noué avec JCDecaux une alliance originale pour la création d’un portail data. Quelles leçons tirez-vous de cette expérience ?

Quand on a une bonne idée, il ne faut pas se priver de la créer ! Si on a une idée et pas de solution, il faut fabriquer cette solution. L’écueil que nous avons rencontré était aussi rencontré par d’autres entreprises. Nous avons donc cherché d’autres entreprises, non-concurrentes, ayant les mêmes constats et les mêmes approches. Notre besoin était générique, pas du tout sectoriel, ce qui fait que nous avons pu, nous, industrie de production, nous entendre avec JCDecaux, entreprise de services. Et sans jamais réinventer la roue chacun de notre côté.

Nous avons alors mis en œuvre un co-financement, un co-leadership et une co-construction. En travaillant à deux, nous avons été plus vite, à meilleur coût, et, en plus, chacun a amené sa vision et son expertise. Nous avons donc gagné en maturité plus rapidement en nous inspirant mutuellement en plus de l’évident gain financier.

Cela dit, il nous a fallu apprendre à co-construire. La mise en place de la gouvernance de ce projet a nécessité que nous changions nos processus. De ce fait, nous allons aujourd’hui plus vite mais le ticket d’entrée a été élevé. Cette expérience a été très intéressante car elle nous a appris une nouvelle manière de travailler. Et cela a montré à la fois l’audace et l’agilité de notre fonctionnement.

Un troisième partenaire est actuellement en discussion pour nous rejoindre.

Du coup, pourriez-vous mener d’autres programmes de ce genre dans d’autres domaines, éventuellement avec d’autres partenaires ?

Nous ne nous interdisons rien !

Revenons à votre activité principale. Quelles sont les conséquences IT, notamment sur le e-commerce, du fait de vendre de l’alcool, bien qui est soumis à des législations très variées et souvent contraignantes dans le monde ?

Bien évidemment, nous respectons les contraintes et les cultures locales. Mais nous allons au-delà, en étant plus exigeants que les obligations légales, avec notre politique de « responsible drinking ». Cela implique de vérifier l’âge des consommateurs, y compris lors des échanges sur les réseaux sociaux. Dans toute notre communication, y compris en ligne, nous sommes extrêmement vigilants sur nos messages en évitant, par exemple, de mettre en avant les situations d’ultra-stimulation par l’alcool. Nous sommes le seul acteur de l’industrie à systématiquement proposer des informations sur la consommation responsable par le simple scan d’un QR code sur l’ensemble de nos bouteilles. Ce système E-Label fait aujourd’hui référence dans la politique de consommation responsable.

Nous avons parfois des canaux digitaux en propre (comme The Whisky Exchange) et nous employons aussi des tiers (marketplaces, e-commerçants…). L’idée est de diversifier nos canaux on line et d’assurer la maximisation de la disponibilité de notre portefeuille de marques.

Le Cigref, dont Pernod Ricard fait partie, s’est plaint d’une inflation injustifiable des tarifs de certains fournisseurs. Faites-vous le même constat ?

Nous constatons en effet la même chose que les autres entreprises du Cigref. En début de discussion, certaines augmentations ont été proposées à plus de 100 %. Là où nous pensions avoir tissé des relations partenariales, nous avons eu le sentiment que notre confiance était trahie. Nous sommes donc encore plus dubitatifs qu’auparavant sur le « partenariat » tant vanté par les éditeurs.

Désormais, nous négocions absolument tout. Nous examinons avec une très grande attention tous les contrats avec tous les prestataires. Nous vérifions que la valeur est bien comprise. Nous mettons en concurrence et nous comparons sur tout : le coût global annoncé, la définition des unités d’œuvre, les délais, etc. Et nous prédéfinissons le prix que nous sommes prêts à payer en regard de la valeur attendue.

En fait, nous travaillons sur l’ingénierie commerciale des fournisseurs. Ayant travaillé vingt ans de l’autre côté de la barrière, avant de devenir DSI, je suis embarrassée par le manque d’arguments de certains pour justifier leurs augmentations.

Nous ne lâchons et ne lâcherons rien. Pour ceux dont les politiques tarifaires seraient inappropriées, cela remet en cause leur périmètre chez nous. En effet, je rappelle que nous réalisons des choix technologiques tous les jours. Si un fournisseur déséquilibre la relation par sa politique prix, cela remettra en cause au minimum son périmètre de présence chez nous. Même si nous restons captifs sur certaines technologies, nous sommes libres de nos choix à venir.

A ce propos, vous disposez d’une cellule achats IT au sein même de la fonction Tech. Pourquoi ce choix ?

Ce n’est pas réellement un choix mais du simple pragmatisme. Le groupe ne disposait pas jusqu’à présent de direction globale unique des achats indirects. De plus, l’IT est une fonction à rayonnement mondial. Nous disposons donc d’acheteurs IT pour l’ensemble du monde, supportant nos investissements mondialement pour piloter des acquisitions au niveau mondial auprès d’acteurs mondiaux.

Mais je ne rencontre aucune difficulté à envisager que, à terme, l’achat IT soit regroupé dans une direction globale des achats indirects.

Retrouvez Hélène Chaplain-Lambert (Pernod Ricard) le 19 novembre 2024

Républik IT donne rendez-vous aux décideurs IT le 19 novembre 2024 (pas 2023 !) pour débattre des stratégies d’achats IT dans un contexte tendu. En effet, les fournisseurs IT font subir aux entreprises clientes une forte augmentation de leurs tarifs sans justification. Or les entreprises utilisatrices sont souvent dépendantes, sans capacité à se débarrasser aisément d’un fournisseur, toute migration coûtant cher. Si les marges de manœuvres des entreprises clientes sont faibles, elles ne sont pas inexistantes. Il faut juste savoir les cultiver.

La Grande Témoin sera Hélène Chaplain-Lambert (Pernod Ricard).

Renseignements et inscription à ce club.

La digitalisation de vos relations B2B et B2C est-elle encore un sujet ?

Oui, c’est toujours un sujet même si c’est aussi, d’ores et déjà, un terrain d’exploitation au quotidien. Mais c’est encore un terrain d’exploration.

On peut, notamment, encore beaucoup développer de valeur en B2B. Nous pouvons ainsi imaginer d’être encore plus data driven, d’apporter encore plus de services, dans les petits points de consommation multiples et fragmentés (bars…) si nombreux dans le monde entier à pouvoir proposer nos produits.

Et la mise au centre du client (customer centricity) n’est pas achevée. Nous avons encore beaucoup de choses à faire et c’est encore un gros enjeu aujourd’hui pour maximiser l’activation de notre portefeuille de marques sur l’ensemble des marchés et des canaux.

Nous voulons un niveau d’expérience inégalé pour tous nos clients.

Autre sujet récurrent : la guerre des talents. Est-ce toujours une problématique importante ?

Cela reste une guerre ! C’est un sujet de fond quotidien.

Bien sûr, en premier lieu, il s’agit d’attirer et de retenir les talents.

Ensuite, il faut développer les compétences et c’est bien une des clés du succès. Les équipes de la Tech doivent apprendre en continu car les technologies évoluent en continu et le niveau de rupture à venir est encore plus grand que celui apparu avec le digital. Nous définissons donc les modèles et référentiels de compétences dont nous avons besoin et voyons ensuite celles qui doivent être apportées par un individu ou un groupe d’individus. J’ai la chance d’avoir une équipe RH dédiée en central avec des relais locaux forts dans l’ensemble de nos affiliés, ce maillage est clé pour toucher l’ensemble de nos collaborateurs dans le monde. Le passage à l’échelle sur l’agile dont je parlais précédemment va déclencher un programme « d’upskilling » massif pour nos équipes sur les prochains mois, alliant parcours académique et expérimentation.

Je vais me répéter : la technologie est une question stratégique. C’est un levier stratégique de création de valeur. Le maintien des équipes et la montée permanente en compétences de celles-ci sont de vrais sujets au quotidien. C’est ce qui nous permet de choisir et non de subir le mix entre internes et externes. C’est également ce qui nous permettra d’assurer la diversité des genres, des parcours académiques et professionnels (réorientation métier vers l’IT par exemple) pour une plus grande mixité de notre vivier de talents.

Pour terminer, quels sont vos grands défis actuels ?

Je vais manquer d’originalité, sans doute, mais le premier défi est bien entendu la cybersécurité, la résilience de notre système d’information.

Peut-être sommes-nous davantage exposés que d’autres sur un défi important : la géopolitique. Celle-ci a de forts impacts IT. Il faut en effet être capable, du jour au lendemain, d’isoler le SI d’un pays ou d’une activité pour répondre à des nouvelles réglementations sur la donnée (Chine) ou pour faire face à des externalités. Ce sont des paramètres à prendre en compte alors que nous cherchons à maximiser l’interopérabilité de nos systèmes pour connecter nos fonctions et nos business.…

Je vais également citer la capacité à construire des actifs de convergence. Par exemple, il s’agit de collecter de la data à la vitesse de notre business, sur l’ensemble de la chaîne de valeur (de la production à la distribution) et de nos territoires (beaucoup ou peu fréquentés).

Pour terminer, nous n’avons pas cité l’IA et l’IAG. Pourtant, il nous faut comprendre quelle doit être la place de ces technologies pour être toujours plus efficients et créateurs de valeur : développer nos conquêtes commerciales, c’est aussi passer de l’analyse à la prédiction voire à la prescription sur certaines décisions. L’IA nous permettra d’adresser la multitude (des consommateurs, des clients, des routes, des marques…) en se focalisant sur les décisions essentielles qui restent bien évidemment de l’ordre de l’humain.

Je le répète encore une fois : la technologie est une question stratégique. Et, de ce fait, le rôle de CIO est passionnant puisqu’il intègre des considérations qui vont jusqu’à la géopolitique.

Podcast - Pernod Ricard transforme l’IT en Tech et cela change tout

Le 8 novembre 2023, le groupe Pernod Ricard a annoncé la transformation de sa fonction IT en fonction Tech. Ce qui pourrait paraître pour un simple changement de nom révèle en fait une profonde réorganisation. Hélène Chaplain-Lambert, global CIO de Pernod Ricard, explique ici la raison d’être de ce changement. Quand le numérique est un levier stratégique de création de valeur, il faut en tirer toutes les conséquences.


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