Virginie Dominguez (Servier) : « la pharmacie est le secteur qui évoluera le plus grâce à la Tech »
Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance
Executive Vice-President Digital, Data & IT du laboratoire pharmaceutique Servier, Virginie Dominguez détaille ici son approche et la stratégie numérique du groupe.
Pouvez-vous nous présenter Servier ?
Servier est un laboratoire pharmaceutique international, le second en France, doté d’une particularité : nous sommes gouvernés par une fondation, ce qui nous procure une indépendance et nous confère également une vision à long terme très adaptée aux cycles de notre industrie. Nous sommes profondément engagés en faveur du progrès thérapeutique et, étant gouvernés par une fondation, notre bénéficiaire ultime est le patient. En ce sens, tous nos bénéfices sont réinvestis dans la recherche. Notre vocation est donc d’être engagés au quotidien pour améliorer la santé des patients.
Servier est implanté dans près 70 pays et présents commercialement dans 150. Grâce à nos 21 400 collaborateurs, nous générons un chiffre d’affaires de 4,9 milliards d’euros.
Nous revendiquons la troisième place mondiale en cardiologie, la deuxième en hypertension. Le premier médicament du Groupe est le Daflon, connu mondialement pour le traitement des maladies veineuses. Depuis cinq ans, nous avons également fortement investi dans l’oncologie et les maladies rares (notamment neurologiques et immuno-inflammatoires), domaines pour lesquels nous engageons plus de la moitié de notre budget R&D.
Pour favoriser l’accès des médicaments au plus grand nombre, nous disposons en outre d’une activité dédiée aux médicaments génériques, c’est à dire des médicaments de haute qualité mais plus accessibles, sous la marque Biogaran en France, Egis en Europe de l’Est, Swipha au Nigeria et Pharlab au Brésil. Cette activité représente environ 24 % de notre chiffre d’affaires.
Nous avons également fait un choix fort en matière de souveraineté industrielle : 97 % de nos principes actifs sont produits en Normandie et plus de 500 millions d’euros ont été investis en France par le Groupe au cours des 5 dernières années. Notamment pour notre Institut de R&D de Paris Saclay dont les portes viennent d’ouvrir et qui sera le hub mondial de notre innovation.
Retrouvez Virginie Dominguez à l’IT Night
Virginie Dominguez est membre du jury de l’IT Night et sera donc amenée à juger des projets présentés aux Trophées de cette soirée. Plus d’informations sur l’IT Night.
Vous avez un titre rassemblant beaucoup de fonctions. Quel est votre périmètre exact et l’organisation du numérique chez Servier ?
En 2020, nous avons été parmi les premiers à rassembler les fonctions Digital, Data et IT. Mais, aujourd’hui, au sein du SBF 120, j’ai de plus en plus de pairs qui suivent ce mouvement.
J’ai la conviction que c’est nécessaire à la transformation digitale effective du groupe, avec de gros enjeux autant dans les infrastructures que dans la data. Il s’agit en effet de rassembler sous une même direction toutes les équipes concernées, avec une synergie et un alignement unique. L’IT ne doit pas être dans la soute et le digital occupé sur les projets à la mode.
La DSI est donc en charge des opérations IT, de la digital workplace, de l’ERP… La Data Factory est responsable de la gouvernance data et des initiatives du groupe en matière d’exploitation des données dont la gestion de la data platform. Quant à la Digital Factory, elle est en charge des nouveaux services pour les patients, les professionnels et l’interne, y compris de ce qui relève de l’expérience utilisateurs et du design d’application.
Un service transverse, le Digital Transformation Office, pilote l’ensemble et accompagne la transformation digitale du groupe qui est avant tout une problématique humaine. Un second service transverse est dédié à la cybersécurité et à la qualité, ce qui, chez nous, inclut les certifications obligatoires et autres éléments de conformité réglementaire.
Nous avons notamment des obligations spécifiques sur les essais cliniques avec une traçabilité stricte et une auditabilité des systèmes. Comme nous sommes distribués dans 150 pays, nous sommes potentiellement auditables par 150 agences de santé.
Nos équipes sont organisées par compétences mais la majorité des sujets suppose un travail transverse. Nous travaillons en méthodes agiles, sans opposer anciens et modernes.
Quelles sont les grandes lignes de votre architecture IT ?
Historiquement, il y a pratiquement un SI par pays en plus d’un SI central. Nous nous efforçons donc aujourd’hui de rationaliser et de moderniser l’ensemble de notre SI et de nos infrastructures. Au lieu du SI central avec des connexions en étoile, nous mettons en place cinq hubs régionaux avec des migrations massives dans le cloud. Notre stratégie technique est d’opter de plus en plus pour une approche serverless.
Pour tout ce qui relève du domaine promotionnel, nous ambitionnons de passer en 100 % Cloud. Par contre, concernant l’industrie et la recherche et pour des questions autant techniques que réglementaires, nous conserverons des datacenters en propre.
Concernant les applications, nous avions plus de 2000. Nous migrons au maximum vers quelques grandes plateformes. Par exemple, nous avons opté pour VeeVa comme CRM unique et en opérant ce travail de rationalisation, nous avons à ce jour 1350 applications dont 800 pour la recherche.
Côté ERP, nous menons depuis deux ans un chantier d’unification. En France, notre branche industrielle utilise un SAP ECC 6 et nous avons des S/4Hana dans des filiales commerciales. Nous déployons actuellement partout du S/4Hana. Nous essayons de massifier autant que possible autour de plateformes uniques par grandes chaînes de valeur.
Mais la rationalisation a ses limites : par exemple, un microscope électronique est fourni avec un environnement logiciel dédié.
Votre secteur a-t-il des impacts particuliers sur l’IT ?
Nos systèmes d’information dédiés à la production et aux essais cliniques doivent être conformes à la réglementation, notamment en matière de traçabilité et d’auditabilité. N’importe quelle agence de santé dans le monde peut venir, à tout moment, nous auditer sur place.
De plus, nous avons des enjeux business particuliers. Quand on parle de traitements en oncologie ou pour les maladies rares, on doit disposer d’un taux de service de 100 %, notamment pour le pilotage de bout en bout de la supply-chain afin de garantir la délivrance des traitements à des patients qui ne peuvent pas attendre. Actuellement, nous sommes à 98,5 %. Pour améliorer ce score, nous avons l’obligation d’une montée en force de la data.
Vue notre activité, la résilience de l’entreprise est strictement dépendante de la résilience IT. En effet, dans l’industrie pharmaceutique, nous devons avoir une traçabilité totale des boîtes de médicaments avec un QRcode propre à chaque boîte. Par conséquent, si l’IT s’arrête, toutes les chaînes de production s’arrêtent sous trois minutes. C’est ce qui explique la forte montée de notre niveau d’exigence sur notre IT depuis deux ans.
Dans l’industrie pharmaceutique, vous n’avez aucun contact direct avec les patients. De ce fait, que signifie pour vous la digitalisation de la relation client ?
Notre mission est de découvrir, produire et acheminer les médicaments. Notre client est de ce fait l’officine de pharmacie, l’hôpital, etc. L’utilisateur final est le patient et le prescripteur le médecin. Cependant, nous pouvons avoir un contact direct avec les patients dans le cas des essais cliniques et aussi pour les médicaments hors prescriptions. Nous sommes également très en contact avec les associations de patients qui sont essentielles dans notre compréhension de la maladie et des traitements à développer.
Notre industrie est très réglementée et nous n’avons pas le droit de promouvoir des médicaments prescrits. Mais nous pouvons communiquer sur les maladies. Par exemple, 50 % des hypertendus s’ignorent et découvrent leur maladie à l’occasion d’un AVC. Nous pouvons inciter les personnes à réaliser un dépistage. De plus, un tiers des diagnostiqués ne suivent pas leur traitement correctement. C’est un enjeu de santé publique autant que de business. En ce sens, nous avons développé des applications digitales, notamment pour le Brésil et le Vietnam (c’est en cours de déploiement mondial), pour améliorer l’observance des traitements par les patients pour ces maladies chroniques.
Le digital est également utile dans notre relation avec les professionnels de santé, pour la promotion scientifique de nos médicaments au travers du portail MyServier qui propose une information scientifique de qualité.
Vous avez dans votre périmètre la data mais, dans un laboratoire pharmaceutique, de quoi s’agit-il spécifiquement ?
il faut d’abord comprendre notre environnement : environ 90 % des projets de recherche échouent aujourd’hui et un programme de développement d’un nouveau médicament dure de dix à quinze ans. Grâce à la data, on peut accélérer ces cycles et ainsi réduire le time to market de thérapies innovantes, au bénéfice bien sur des patients qui n’ont aujourd’hui pas ou peu d’alternative thérapeutique dans certaines maladies rares.
Je suis persuadée que la pharmacie est le secteur qui évoluera le plus grâce à la Tech.
La guerre des talents est-il un sujet pour vous ?
Oui, c’est un sujet, bien sûr. Il y a pénurie des ressources humaines dont nous avons besoin et nous sommes particulièrement affectés car nous avons besoin de recruter les meilleurs talents pour aider à la découverte de médicaments.
Cela dit, nous avons l’avantage de notre secteur : nous attirons ceux qui veulent être au service de la santé. C’est une motivation qui donne envie de se lever le matin. D’autant que, comme nous sommes gouvernés par une fondation, ce qui est unique dans notre secteur et nous différencie grandement.
Enfin, chez nous, nous avons d’excellents managers et les jeunes qui nous rejoignent peuvent se développer et progresser.
Quels vont être vos prochains défis ?
Notre coeur de préoccupation reste la découverte de nouveaux médicaments pour soigner les patients. L’enjeu est donc de faire en sorte que le numérique puisse aider les chercheurs. C’est un réel défi car les scientifiques sont habitués à des cycles longs (une dizaine d’années de recherches) alors que les équipes digital/data sont elles sur des cycles courts. Il faut donc réussir à les faire travailler côte à côte. Nous avons déjà entrepris des travaux en ce sens et nous avons également rencontré des succès qui confirment que l’innovation scientifique associée à la puissance des technologies digitales nous aidera à apporter de nouveaux traitements innovants aux patients souffrant de maladies rares et difficiles à traiter.
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