Stéphane Rousseau (Eiffage) : « la data science remodèle les relations IT/métiers »
Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance
DSI du groupe Eiffage, Stéphane Rousseau explique les usages de la data dans le groupe de BTP et revient sur son SI.
Pouvez-vous, pour commencer, nous représenter le groupe Eiffage en quelques mots ?
Le groupe Eiffage opère dans les différents métiers du BTP ainsi que dans les concessions (concessions autoroutières, bien sûr, mais pas que) pour le montage et le financement de nouveaux projets d’infrastructures de transport et d’énergies renouvelables ou d’équipements urbains pour le compte de la puissance publique.
La DSI du groupe Eiffage s’appuie-t-elle sur des DSI dans chaque entité du groupe ?
Non, nous avons une DSI groupe unique. Il n’existe pas d’organisation IT dans les branches. Nous sommes donc en charge à la fois des grands sujets transverses (infrastructures, ERP…) comme de la couverture de l’ensemble des besoins métiers.
Quelles sont les grandes caractéristiques de votre IT ?
Nous avons un SI hybride assez classique. Nous disposons d’un datacenter hébergé que nous exploitons et nous recourons aux différents types de clouds publics. Ainsi, notre collaboratif et notre SIRH sont en SaaS et nous avons du PaaS et du IaaS, notamment pour l’agrégation de données. Notre ERP, PeopleSoft, est installé sur notre infrastructure. C’est un outil facile à gérer et flexible, avec des montées de versions qui se gèrent sereinement. C’est une souche solide autour de laquelle nous avons construit beaucoup d’outils.
Faute d’un modèle économique pertinent, nous n’avons pas de stratégie de migration de l’existant dans le cloud. Par contre, nous privilégions le cloud pour les nouvelles applications et pour couvrir nos besoins internationaux.
Quelles évolutions sont prévues ?
La grande tendance, c’est le déploiement ! Eiffage a réalisé un certain nombre d’opérations de croissance internationale. Nous avons besoin de déployer notre ERP et nos processus métiers dans les entreprises qui ont rejoint notre groupe. C’est également le cas à l’international (Suisse, Pologne, Maroc, Sénégal…).
Même si nous avons des souches applicatives et data solides comme bases, nous devons améliorer la consolidation et la visibilité des informations non-financières. C’est le cas pour les données ressources humaines, la gestion des équipements… et notre empreinte environnementale.
Nous investissons beaucoup sur les calculettes d’impact environnemental par métier. C’est du développement spécifique. Ces modélisations sont d’ailleurs utilisées dans les réponses aux appels d’offres de nos clients.
En dehors des données classiques dans tous les secteurs (RH, Finances…), qu’avez-vous de spécifique comme données et comme traitements ?
Il existe plusieurs grands champs avec des données à la fois en volume et en qualité pour de nombreux usages. Nous avons ainsi des données autour de la prévention des accidents, de l’empreinte environnementale, de la gestion des engins de chantier, des ouvrages, de la fréquentation de nos concessions…
La datascience remodèle les relations entre l’IT et les métiers. En effet, la datascience est plus un sujet métier tandis que la DSI a la responsabilité du stockage, de la sécurité, etc. des données.
Comment le travail sur les datas peut-il contribuer à la prévention des accidents du travail ?
Pour commencer, nous remontons des données du terrain grâce à des applications dédiées par métier bâties sur un socle commun. Il s’agit de tracer les non-conformités comme les presque-accidents. A partir de là, on peut suivre quotidiennement des indicateurs de prévention dédiés aux managers avec taux de fréquence et taux de gravité. Les tableaux réalisés permettent aussi aux managers de se positionner par rapport à leurs collègues.
Nous croisons ces données avec les informations sur les formations suivies, la météo, les actions menées, le taux d’encadrement du chantier, etc. Nous pouvons alors calculer des corrélations et mesurer l’impact de telle ou telle action. Nous pilotons ainsi réellement la prévention des accidents du travail grâce aux données.
Et concernant le travail sur l’empreinte environnementale ?
Nous avons des objectifs ambitieux en matière de baisse de notre empreinte environnementale et notamment CO² : -46 % sur les scopes 1 et 2 et -30 % sur les scopes 3 amont et aval d’ici 2030. Nous visons la neutralité carbone au plus tard en 2050 pour l’ensemble de nos activités. L’atteinte de ces objectifs implique bien sûr des mesures à prendre en matière d’achats comme de consommation d’énergie ou d’eau sur les chantiers, dans les usines d’enrobés, les centrales béton, etc. sans oublier le recyclage des déchets de chantiers. Quand, comme sur certains chantiers récents, on recycle le produit de déconstruction du bâtiment antérieur sur place pour construire le nouveau, on gagne à tous les niveaux : moins de déchets, moins d’exploitation de ressources naturelles et moins de transports.
Mais cela suppose de tracer l’origine des matériaux, leur masse et leur nature, le taux de recyclage dans la « recette » du nouveau matériau (il faut en garantir la qualité)… Nous développons donc des applications dédiées au terrain qui permettent de collecter les données et d’assurer le suivi des produits ou des déchets.
Sur les sites de production d’enrobés, nous utilisons l’IoT pour remonter deux millions de lignes de données par jour et par unité de production. Nous pouvons piloter en temps réel celles-ci en fonction de la température extérieure ou des autres données d’environnement. De plus, nous pouvons comparer la performance environnementale de chaque unité pour repérer les meilleures pratiques et les répandre.
Que tirez-vous des données sur les engins de chantier ?
Nous remontons des données sur l’énergie consommée, le taux d’usage, la maîtrise du fonctionnement pour assurer une maintenance préventive… Bien entendu, plus un engin est utilisé et moins il a de temps d’arrêt, meilleure est la performance métier au niveau financier. Nous réalisons des agrégats pour travailler en analytique et comparer les performances autant financières qu’environnementales. La principale difficulté est la multiplicité des constructeurs, chacun voulant promouvoir leurs propres modèles de données voire valoriser lui-même ces données. Il s’agit donc pour nous de parvenir à collecter la donnée.
A ce jour, 850 engins sont effectivement connectés. Mais, à terme, c’est l’ensemble du parc qui le sera.
Vous avez également cité les données des ouvrages. De quoi s’agit-il ?
Là aussi, il s’agit de données collectées par IoT. Nous mesurons les déformations, les fissurations… Nous commençons à investir sur ce sujet pour notre filiale Aevia spécialisée dans l’entretien des ouvrages d’art. Autre exemple, Eiffage Energie Systèmes a développé l’offre Smartforest qui consiste à accompagner ses clients industriels dans leur suivi de consommation et d’efficacité de leurs machines pour la performance de leurs sites.
Enfin, concernant les concessions autoroutières ?
Il s’agit là de données plus classiques telles que celles relatives à la fréquentation des infrastructures. Au-delà de l’usage commercial direct, nous les utilisons pour nous organiser et accueillir au mieux les usagers en fonction du trafic qui est lié aussi à la météo.
A l’inverse, vous n’avez pas mentionné le BIM [Building information modeling]. Est-ce finalement peu utilisé ?
Nos efforts sur le BIM ne relèvent pas, du moins pour l’instant, de la datascience, de traitement de data par IA… Le BIM concerne avant tout la construction. Cette approche facilite la gestion des chantiers, y compris de leur approvisionnement. L’enjeu, ensuite, est de mettre à disposition cette data pour l’exploitant des bâtiments afin qu’il puisse suivre l’ouvrage au fil de sa vie.
Le BIM, c’est aussi permettre le travail collaboratif entre l’architecte, les équipes de construction, l’exploitant… Pour l’exploiter pleinement, il faut bien sûr commencer par équiper les chantiers afin qu’ils puissent suivre et faire vivre les données du bâtiment. Et puis, quand il est nécessaire de procéder à des adaptations du bâtiment à partir du chantier, l’information remonte la chaîne jusqu’à l’architecte.
En termes d’outils, quels sont vos choix ?
Pour l’instant, nous avons des pluralités d’outils sur tous les niveaux. Concernant la data visualisation, nous visons une convergence vers un seul outil. Il en est de même pour les outils de traitement. Pour le stockage de données, nous visons plutôt deux fournisseurs pour tirer le meilleur de chacun. Nous regardons des solutions telles que Google Big Query, Snowflake, Azure… Nous mettons en place des démonstrateurs mais notre choix n’est pas encore fait. Je pense qu’il le sera au premier semestre 2023.
Pour terminer, quels sont vos défis ?
Comme tous les DSI, chez Eiffage, nous avons à relever des défis en matière de cybersécurité et de séduction des talents.
Plus spécifiquement, chez Eiffage, nous avons à mettre en place les meilleures architectures pour exploiter la data, optimiser l’existant. Nous démarrons lentement tout à fait volontairement pour suivre les nouvelles technologies émergentes et les adopter au fur et à mesure que nous en vérifions la pertinence. En 2023, nous avons pour objectif de consolider nos compétences en matière de cloud, de bases de données, de décisionnel…
De plus, nous avons à faire profiter de tous les outils informatiques mis en œuvre, l’ensemble de nos filiales dans le monde. La DSI groupe fournit en effet les outils collaboratifs et de BIM dans une trentaine de pays d’implantation du groupe ou bien là où nous avons des chantiers.