Sébastien Rozanes (Carrefour) : « la data as a business est un nouveau métier pour nous »
Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance
Global Chief Data & Analytics Officer chez Carrefour, Sébastien Rozanes explique ici la stratégie data du groupe de distribution.
Pouvez-vous, pour commencer, nous présenter le groupe Carrefour ?
Le groupe Carrefour est un des leaders mondiaux du commerce alimentaire. Nous sommes présents dans près de 40 pays dont huit pays “intégrés”, parmi lesquels la France. En tout, 500 000 personnes dans le monde travaillent sous enseigne Carrefour dans plus de 14 000 magasins.
Comment sont organisées les fonctions IT et data ?
Nous avons un pilotage consolidé de nos activités IT (tech) et data, à travers le monde. La direction digitale du Groupe facilite les grands choix technologiques, consolide la feuille de route et les moyens et fait avancer les grands projets de transformation. Chaque pays possède son CTO qui assure le fonctionnement quotidien en lien avec le Groupe. Le fonctionnement pour la data est similaire, avec une fonction Groupe au service des directions “Analytics Factory” pays.
Au niveau du Groupe, je suis en charge de l’Analytics Factory. Ma mission est d’améliorer les opérations au quotidien en m’appuyant sur la data. La data, chez nous, est en effet utilisée pour améliorer l’expérience client et accroître la performance des opérations internes.
Techniquement, comment cela se traduit-il ?
Au niveau Groupe, nous avons un partenariat fort avec Google depuis 2018. J’utilise le terme de « partenariat » parce que notre relation va au-delà de l’achat de services. Nous sommes globalement « full Google » : Google Workplace, Chromebooks, décisionnel avec Big Query, etc.
Nous avons le plus gros data lake d’Europe : dix milliards de transactions sur trois ans, hébergées chez Google Cloud Platform.
Précisément, quelles datas traitez-vous ?
Nous ne stockons et traitons de la donnée que s’il y a de la valeur à le faire. Si un projet est lancé, c’est que nous pensons qu’il y a de la valeur à le mener.
Le e-commerce est un canal de croissance très important pour Carrefour. En matière de e-commerce, nous voulons simplifier la vie du client au travers de l’ultra-personnalisation avec une promesse : pouvoir faire ses courses en cinq minutes.
Une fois qu’un client a sélectionné quelques produits, nous pouvons, grâce à nos algorithmes d’IA, lui suggérer des produits qu’il serait susceptible d’acheter. En se basant sur les tickets de caisse de ses achats passés, nous sommes capables de prédire 80 % de son panier à chaque fois qu’il fait ses courses. Les algorithmes mis en place vont également lui proposer des produits similaires à ses choix mais avec un meilleur nutriscore ou un prix plus bas. Certains algorithmes nous permettent de promettre de manger pour moins cher. Cela peut aller jusqu’à -30 % et, dans la période actuelle, il est important d’aider le consommateur dans sa lutte contre l’inflation.
Tout cela suppose un usage intensif des données. Quels autres usages en avez-vous ?
La connaissance client est essentielle chez Carrefour pour proposer les bons produits. Actuellement, nous sommes en phase de digitalisation des catalogues papier non adressés, c’est-à-dire que nous envoyons nos catalogues via WhatsApp, Facebook ou par mail tout en l’envoyant par courrier à ceux qui le souhaitent et le demandent. Nous utilisons bien sûr les données clients, dans le respect de la loi, mais aussi les assortiments disponibles en stock. La prévision des ventes est essentielle pour alimenter correctement les stocks. Comme vous le savez, il y a eu quelques ruptures à cause de la guerre en Ukraine et nous avons cherché à optimiser les commandes à partir des données de supply chain.
Enfin, au travers de notre activité retail média et de Carrefour Links, nous allons au-delà de l’utilisation de la data et avons transformé notre celle-ci en “produit”. Cette data “as a business” est un nouveau métier pour nous.
Qu’entendez-vous par « data as a business » ?
Carrefour et Publicis vont lancer une joint venture dans le domaine du retail media. Avec nos datas, nous avions un trésor sous les pieds mais nous l’exploitions finalement peu.
Les grandes marques peuvent, au travers de Carrefour Links, partager des données (non-nominatives bien sûr) pour améliorer leurs propres opérations. Elles peuvent ainsi analyser leur efficacité commerciale sur tel magasin à l’occasion de telle promotion. Elles ne pouvaient pas avoir une connaissance aussi granulaire de leurs ventes auparavant. Les études à base de panels, comme celle des grands fournisseurs de données, n’ont pas la même granularité.
Mais est-ce que, en magasin, l’apport de la donnée est compris ?
Il y a cinq ans, je vous aurais dit non. Il n’y avait pas de conscience des apports de la donnée dans le quotidien des magasins. Mais, aujourd’hui, il y a des cas d’usages concrets.
Nous avons mis en place un tableau de bord destiné aux équipes en magasin. Les équipes peuvent ainsi suivre - en temps réel et depuis leurs terminaux mobiles - la détention des produits, l’état des stocks…. et en un coup d’œil, voir quelles sont les données importantes.
En résumé, ce tableau de bord les aide à prendre les bonnes décisions au quotidien et à piloter au mieux leur activité.
Quelle place occupe la gouvernance de la donnée ?
Nous voulons désacraliser l’accès à la data. Encore aujourd’hui, la data est trop souvent vue comme technique et réservée aux spécialistes. Notre objectif est que les métiers s’approprient les données en sachant ce qu’elles valent. Dans notre gouvernance de la data, les “data owners” sont garants de la qualité des données. Si la qualité des données est insuffisante, on dialogue pour voir dans quelle mesure il est possible d’améliorer celle-ci pour la rendre conforme au besoin.
Il faut que chacun adopte les bonnes pratiques et s’implique.
Est-ce que, pour vous, la guerre des talents est un sujet ?
Absolument ! Nous avons de grandes ambitions. Nous voulons devenir une Digital Retail Company avec 3000 experts data en 2026. Cela implique d’abord de former et sensibiliser à la data des collaborateurs internes issus des métiers tels que contrôleurs de gestion, experts marketing….. Mais cela ne nous empêche pas de recruter et d’être attractifs. Nous avons, à cette fin, noué un partenariat très fort avec l’Albert School. Nous avons notamment attribué des bourses et délivré des enseignements. Nous avons également soutenu de nombreuses années une chaire à Polytechnique sur des projets de recherche (notamment sur l’utilisation de l’analyse d’image avec IA).
Pour les jeunes diplômés en sortie d’école, nous lançons un grand programme de recrutement « graduate data ». Il s’agit de deux années de découverte avec trois rotations dans les différentes divisions pour obtenir une expérience complète de Carrefour, du point de vue de la data. En découvrant les différents métiers, le jeune diplômé choisit le sien à l’issue du programme.
Quels sont vos défis pour les mois et années à venir ?
Tout d’abord, il nous faut achever l’adoption de la data dans nos métiers. Il faut que Carrefour soit data driven, digital first et que nos métiers gagnent un meilleur accès à la donnée.
Il nous faut exploiter pleinement notre patrimoine data. Par exemple, limiter les pertes en magasin (dépassements des dates limites de consommation), optimiser la chaîne logistique, mieux connaître les clients pour leur proposer une expérience toujours plus personnalisée…
Enfin, il s’agit de rendre nos opérations plus efficaces, de bout en bout, afin de baisser nos coûts de fonctionnement et ainsi aller chercher plus de compétitivité.
Article revu par le service communication de Carrefour.