Jean-Christophe Lalanne (Air France-KLM) : « être membre du ComEx est souhaitable mais se mérite »
Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance
Laissant la place à Pierre-Olivier Bandet à la tête de l’IT d’Air France-KLM après plus de dix ans comme executive vice-president information system, Jean-Christophe Lalanne, aujourd’hui senior advisor group, tire ici un bilan et des leçons de son expérience.
Vingt ans après la création d’Air France-KLM, comment peut-on décrire le groupe aujourd’hui ?
Notre groupe a trois marques principales : Air France, KLM et Transavia. Et nous exerçons trois métiers : le transport de passagers, la maintenance d’aéronefs (ce que nous nommons l’activité industrielle) et le cargo (transport de fret et services connexes). Nous avons également des activités, notamment de services, annexes à ces trois métiers.
Comment sont organisés les services support en général et l’IT en particulier ?
Le cas des Ressources Humaines est particulier car les législations sont assez différentes selon les pays : elles sont donc encore propres aux compagnies. Mais la volonté générale est de faire converger les fonctions support au niveau groupe. Pour les fonctions financières ou achats, tout n’est pas encore totalement convergé mais le chemin est tracé.
L’IT est, elle, massivement convergée au niveau groupe, considérée comme un centre de service partagé qui sert toutes les activités.
L’IT est, elle, massivement convergée au niveau groupe, considérée comme un centre de service partagé qui sert toutes les activités. 60 % du parc applicatif est groupe, 40 % au niveau des compagnies. Mais les équipes sont, elles, 100 % groupe. Plus on se rapproche des opérations, moins c’est convergé. En revanche le domaine commercial est convergé largement. Les applications mobiles Air France et KLM sont, par exemple, techniquement identiques et à 95 % communes. La convergence peut se traduire par des applications uniques ou, sinon, au minimum par des flux d’informations. Mais l’IT aussi vise à une convergence groupe maximale. Les achats sont groupe, les applications au maximum uniques même quand les implémentations sont séparées (gestion des opérations au sol, gestion du personnel navigant, comptabilité industrielle…), etc.
Mener cette convergence a été le cœur de ma mission depuis mon entrée dans le groupe, tout en respectant les sensibilités des compagnies, les objectifs de performance de chacun. Aujourd’hui, nous avons une seule architecture IT, une seule architecture data, un seul référentiel d’API et de webservices, une seule base clients, un seul système de fidélité…
Je pense que mon successeur aura sans doute à prolonger cet effort vers toujours plus de convergence. Aujourd’hui, chacun a bien compris que l’on est toujours plus fort ensemble.
Et côté infrastructures ?
Nous disposons actuellement de trois paires de datacenters très performants (Toulouse, Valbonne et Amsterdam), fruits de l’histoire du groupe, et qui ont permis de développer une vraie culture de l’infrastructure au sein d’Air France-KLM.
Ces trois paires de datacenters vont être remplacés par deux paires de datacenters hébergés chez Equinix, à Amsterdam et Paris, pour constituer notre cloud privé, pour tout ce qui ne peut pas aller dans le cloud public. Le reste est destiné à aller dans le cloud.
Notre stratégie Move2Cloud est basée sur quatre éléments : le remplacement des datacenters, la migration (en cours) de 1200 applicatifs dans le cloud Microsoft Azure et de l’Unified Data Architecture dans Google Cloud Platform et, enfin, la migration de SAP (pour l’essentiel de l’ECC 6) dans le cloud avec évolution vers SAP S/4Hana.
La poursuite de cette stratégie est sous la responsabilité de mon successeur.
Le secteur aérien en général et Air France-KLM en particulier ont été fortement impactés par la crise sanitaire Covid-19. Quelle a été la contribution de l’IT à la survie et au redressement du groupe ?
Maintenant que la crise est, pour l’essentiel, derrière nous, je peux dire que l’on a surmonté celle-ci grâce aux soutiens des états français et néerlandais ainsi que de l’Europe. Sans ces soutiens, la crise aurait été mortelle. Cela dit, l’IT a évidemment contribué à la survie du groupe.
Aujourd’hui, le travail hybride est devenu normal.
La première contribution, la plus immédiate, a été de rendre possible, du jour au lendemain, l’adoption du télétravail (beaucoup étaient déjà équipés de portables ou d’iPad). Aujourd’hui, le travail hybride est devenu normal. Mais, début 2020, il a fallu faire la bascule tout en permettant au groupe de continuer de fonctionner au quotidien sans interruption.
Deuxième point : le plan de transformation de l’IT adopté mi-2020 visait à réduire les coûts de l’IT de 30 %. Entre le budget et le réalisé 2020, il y a eu effectivement une différence de -30 %. Le plan d’investissement a été divisé par deux. Et il s’agissait dans le même temps d’accélérer les transformations qui aurait pu être très longues sans détruire de valeur, bien au contraire. La migration vers le cloud a été décidée sur la base d’un modèle économique positif. Il a également fallu réorganiser l’IT avec de l’externalisation en right-shoring, de la simplification et de la rationalisation des infrastructures, la simplification du management, la fermeture du site de Paray-Vieille-Poste (Orly), la réorganisation de la gouvernance conjointe avec les métiers en généralisant l’agile, la mise en œuvre d’un ITSM unique et moderne avec Service Now et l’achèvement de la sortie des systèmes Unisys.
[Nous voulons] remettre la valeur générée au coeur du management du portefeuille de projets.
Avec la direction de la transformation du groupe, nous avons mené un troisième chantier avec la reconstruction du processus budgétaire pour mieux qualifier la valeur des projets et remettre la valeur générée au coeur du management du portefeuille de projets.
Enfin, plus tristement, nous avons mis en place un plan de départ volontaire d’environ 300 collaborateurs (15 % de l’effectif IT).
Je me dois de saluer la mobilisation de la direction générale, des équipes et des partenaires sociaux pour la réussite de ces chantiers. La crise sanitaire Covid-19 a transformé profondément l’IT du groupe, plus pour le meilleur que pour le pire, mais les équipes ont beaucoup donné. Si la crise a permis de clarifier notre stratégie, elle a impliqué une masse considérable de travail à absorber.
Depuis dix ans, un mot clé a été « digitalisation ». Qu’est-ce que cela évoque pour vous ?
Clients comme collaborateurs sont, aujourd’hui, au quotidien, digitaux.
Quand on compare 2012 et aujourd’hui, il y a effectivement eu une évolution certaine. En 2012, c’était l’achèvement des grands programmes de convergence sur lesquels je travaillais depuis mon entrée dans le groupe et l’amorce de la digitalisation tandis que les smartphones et les tablettes se généralisaient. Dix ans plus tard, la digitalisation est très avancée. 50 000 tablettes sont déployées à bord des appareils ou au sol. 40 % du chiffre d’affaires provient de l’achat direct sur le web (70 % en cargo B2B) en multicanal complet (y compris le social-commerce). Tous les métiers ont adopté le digital, l’approche agile…
Aujourd’hui se posent des questions nouvelles ou reformulées, sur la valeur générée par les projets digitaux, sur l’évitement de la dette technique, sur la cybersécurité à toujours renforcer… Et clients comme collaborateurs sont, aujourd’hui, au quotidien, digitaux. Il nous faut donc être proactifs.
Un autre mot-clé de ces dernières années est « data ». Comme groupe de compagnies aériennes, vous disposez de nombreuses données, en particulier tant sur vos passagers que sur vos avions. Quelle valeur effective voyez-vous dans les nombreux projets data ?
La culture data est très ancienne dans le groupe : notre première équipe R&D sur la data a été créée il y a une soixantaine d’années ! Dans une compagnie aérienne, il y a un besoin fort d’optimiser tout ce qui peut être optimisé car c’est un business à faibles marges, très concurrentiel et drivé par les coûts. Pour cela, rien ne vaut la data et son exploitation !
De ce fait, notre Unified Data Architecture est très évoluée et comprend à peu près toutes les technologies disponibles sur le marché.
La préoccupation data va aujourd’hui au-delà de la seule IT.
Mais, depuis quatre à cinq ans, la préoccupation data va au-delà de la seule IT qui, jadis, structurait les données, accordait les droits d’accès, etc. Aujourd’hui, ce sont les métiers qui se sont appropriés leurs datas, même si le niveau de maturité n’est pas encore suffisant.
En 2021, l’IT a pris l’initiative d’une data strategy pour répondre à trois questions : celle de la gouvernance des données (data factory, usages data… jusqu’au data driven), celle de la valeur ajoutée des projets (il s’agit d’aider les métiers à trouver les bons cas d’usage autour d’une quinzaine de thèmes comme IT4Green, performance…) et celle des IT enablers (Move2Cloud, data catalog, harmonisation des données…).
La prise de conscience de l’importance de la data a fait de nets progrès ces dernières années.
Est-ce que, dans un groupe tel qu’Air France-KLM, la guerre des talents est un sujet ?
Il y a quelques mois, c’était même le sujet. Aujourd’hui, je dirais que ça reste un sujet mais la marque Air France-KLM est très attractive et reste une des marques préférée autant par les techniciens que les non-techniciens. Nous avons, de ce fait, un avantage mais il faut se méfier car nous sommes souvent considérés comme un secteur polluant. Il nous faut donc être particulièrement vigilant dans l’IT4Green et le Green-IT. Dans certains secteurs, il y a une forte concurrence mais, en France, Air France-KLM est unique dans son activité.
Le sujet est davantage interne : il faut maintenir nos équipes motivées et retenir nos talents.
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Vous avez officiellement cédé votre fonction d’executive vice-president information system à Pierre-Olivier Bandet en début d’année. Selon vous, quels sont les principaux défis que votre successeur va devoir relever ?
Je suis très confiant dans la capacité de mon successeur à relever les défis qu’il va rencontrer parce qu’il connaît très bien le business du groupe. Il va apporter du sang neuf et va sans doute pouvoir mieux estimer la valeur des projets que je n’ai pu le faire.
Dans ses premiers défis, je peux citer relancer l’innovation et achever les migrations, notamment vers le Cloud. A l’inverse, il n’aura plus à gérer les turbulences de la relation entre Air France et KLM, les relations s’étant bien améliorées, et, de la même façon, les relations IT / métiers sont également aujourd’hui bonnes. La DSI est clairement, à ce jour, un business partner.
Mais il va avoir l’opportunité de porter l’IT encore plus haut avec l’ouverture à l’écosystème. Le programme One Order est un changement majeur dans le modèle aérien avec le développement d’une dimension retail. Il s’agit de développer une offre élargie au-dessus du core-business. Acheter un billet pour aller de A à B, cela est et reste la base, le coeur de tout, et cela doit donc être parfait. Mais nous allons personnaliser l’offre avec des lignes de commande associées.
En IT, le silence des utilisateurs est un compliment.
Si j’ai le sentiment du travail accompli, je suis serein vis-à-vis de la suite. Je remercie le groupe pour ce qu’il m’a apporté : j’ai passé des années merveilleuses chez Air France-KLM, même si l’IT est un sacerdoce. Comme le disait un de mes anciens confrères DSI, « en IT, le silence [des utilisateurs] est un compliment ».
Avez-vous malgré tout un regret, quelque chose que vous auriez aimé mieux faire ?
J’en ai deux, en fait. Le premier, c’est de n’avoir, sans doute, pas été suffisamment sur le terrain. Le faire m’aurait permis de mieux comprendre le business alors que je n’étais pas un homme du secteur aérien.
Le deuxième, c’est le niveau de féminisation de l’IT qui demeure faible, en particulier au niveau du management (moins de 10 %). Sur ce point, je laisse un chantier urgent à mon successeur.
A l’inverse, avez-vous un conseil que vous souhaiteriez donner à un DSI qui prendrait son poste dans une entreprise du CAC 40 ?
Il est vraiment souhaitable qu’un DSI du CAC 40 soit au Comité Exécutif mais ça se mérite tous les jours. Ce n’est pas un dû. Je lui dirais : « ça sera plus facile de faire ton travail si tu es au ComEx mais il va falloir que l’on apprécie que tu y sois pour que tu y restes. »
En effet, le DSI est probablement le seul qui, dans un ComEx, est en relation quasi quotidienne avec tous ses collègues et influence directement leur performance opérationnelle. C’est un vrai défi.
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