Bertrand Rondepierre (AMIAD) : « Nous portons le sujet de l’IA pour tout le Ministère des Armées »
Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance
L’Agence Ministérielle pour l’Intelligence Artificielle de Défense (AMIAD) a récemment été créée pour porter le sujet de l’IA pour l’ensemble du Ministère des Armées. Bertrand Rondepierre, son directeur, nous explique ses missions.
Pourquoi le Ministère des Armées s’est-il doté d’une Agence Ministérielle pour l’Intelligence Artificielle de Défense (AMIAD) ?
Bien entendu, il ne s’agit pas d’avoir une administration pour chaque sujet. Mais l’IA est un sujet qui accélère massivement, notamment à cause du déploiement de l’intelligence artificielle générative (IAG) depuis 2022. Si l’IA existe depuis plus d’un demi-siècle, elle suscite un intérêt croissant depuis une dizaine d’années. Le virage est maintenant, dans un contexte géopolitique particulièrement complexe.
Il s’agissait donc de créer une structure dédiée. Nous portons le sujet de l’IA pour tout le Ministère des Armées. L’AMIAD ne travaille pas pour elle-même mais vise à impulser la démarche du recours à l’IA partout au ministère. Une fois le sujet mature, l’AMIAD aura accompli sa mission initiale et son format pourra être revisité.
Quel est votre rattachement et comment vous insérez-vous dans les différents organes du ministère ayant un rôle IT ?
L’AMIAD est directement rattachée au ministre avec la DGA (Direction générale de l’Armement) en support pour les fonctions transverses. Mais nous avons évidemment des liens étroits avec diverses entités.
En effet, pour traiter de l’intelligence artificielle, nous avons bien sûr un certain nombre de besoins : moyens de calcul, stockage de données, etc. Nous travaillons donc évidemment avec la DIRISI mais aussi l’Etat-Major des Armées aussi bien sur l’IA opérationnelle que sur la stratégie numérique, avec la DGA pour ses programmes d’armement, la DGNum pour contribuer à la stratégie numérique générale, le Secrétariat général pour l’administration qui pilote les politiques transverses…
L’AMIAD a besoin de parler et de travailler avec tous les services. Pour « faire de l’IA », il faut évidemment des données. Or la stratégie data est entre les mains de la DGNum. Nous menons donc un travail commun pour emporter la data dans les usages IA, y compris sur le terrain opérationnel.
En fait, l’AMIAD concentre l’expertise IA du ministère. Actuellement, nous avons 70 collaborateurs. Nous en aurons une centaine en fin d’année, avec un recrutement prévu d’une centaine par an pour atteindre à terme les 300. Mais il ne s’agit pas d’administratifs : nous recrutons des chercheurs en IA, des développeurs… Nous voulons faire en interne par nous-mêmes, en autonomie. Cependant, nous nous réservons aussi la capacité de « faire faire » comme de « faire avec », c’est à dire de travailler avec des partenaires. L’une des difficultés évidentes lorsque l’on parle d’armées, c’est évidemment le partage des données. L’AMIAD va donc mettre en place des partenariats avec les industriels (start-ups ou non). Mais inventer les modèles de partenariat conformes à nos exigences fait partie de nos missions.
Quels sont les projets actuels du ministère en matière d’IA ?
Nous en avons recensés plus de quatre cents ! Il peut s’agir de cas d’usage souhaités, en cours d’implémentation ou déjà implémentés. Il en existe dans de nombreux domaines. Par exemple, il peut y avoir des cas d’usage en commandement, pour l’aide stratégique. Mais il peut aussi y avoir des cas d’usage organiques peu spécifiques comme de l’IAG d’aide à la rédaction. Nous avons aussi de l’IA embarquée dans des armes avec des contraintes fortes de consommation d’énergie, de volume… Dans la Marine, je peux citer deux IA expérimentées actuellement : l’une analyse des positions de navires et pointe des anomalies à examiner, l’autre assiste la conduite de tirs en environnement GPS brouillé.
Côté IAG, il est bien sûr tout à fait exclu d’utiliser ChatGPT et ce pour deux raisons. D’une part, c’est évident, nos données restent strictement en interne. Et, d’autre part, nous utilisons un langage particulier qui suppose un entraînement spécifique.
Vous demeurez une administration avec ses contraintes et vous chassez des profils très demandés dans le secteur privé. Comment gérez-vous vos ressources humaines ?
Le marché est ce qu’il est. L’un des avantages d’être une agence, c’est de pouvoir nous adapter dans une certaine mesure. Nous payons correctement car il faut en effet être compétitif même si, bien sûr, nous ne pouvons pas dépasser les GAFAM. Et nous n’offrons pas de stock options. Cela dit, jamais un candidat a décliné une offre pour des raisons de rémunération.
Avec le contexte géopolitique, la perception de la défense a changé. Certains candidats quittent des entreprises américaines ou chinoises pour contribuer à la souveraineté technologique. Et ce que nous faisons à l’AMIAD est original, unique. C’est un facteur essentiel pour séduire les meilleurs talents.
Si, à Paris, quand on traverse la rue, on trouve beaucoup de postes, c’est moins le cas en province. Nous nous sommes installés à Rennes pour garantir un coût de la vie moindre mais une qualité de vie meilleure. Il y a, sur place, un important bassin d’emploi technologique autour, surtout, de la cybersécurité. Nous, nous mobilisons l’écosystème local (écoles, industriels…) autour de l’IA.
De plus, nous offrons un véritable schéma de carrière au sein du ministère et au-delà. Je ne pense pas que les collaborateurs de l’AMIAD y resteront de nombreuses années mais, avec l’expérience acquise en notre sein, ils pourront postuler ailleurs dans le ministère mais aussi dans l’industrie. L’AMIAD est une belle ligne sur un CV.
Enfin, remarquons que la grande pénurie d’il y a quelques années a été largement comblée. Beaucoup de formations ont été créées et de nombreuses reconversions ont eu lieu. Ce qui est plus compliqué, c’est trouver des candidats ayant une vraie expérience en entreprises ayant mis en production des applications de l’IA.
Nous recrutons plutôt en statut civil mais nous pouvons aussi accepter des candidats officiers de l’armement, des fonctionnaires… Certains viennent même des forces.
Quels sont vos grands défis, par exemple pour 2025 ?
Nos défis sont déjà en 2024 ! Ce n’est pas évident de créer une nouveauté dans l’administration et cela a un coût. Mon premier défi est de prouver que créer l’AMIAD était une bonne idée en démontrant la valeur de notre travail. Il ne faut surtout pas attendre des mois ou des années pour apporter de la valeur.
En 2025, deux défis vont se présenter à nous.
Tout d’abord, il va nous falloir mettre en place des ressources techniques sans pouvoir s’appuyer sur les offres sur étagères des GAFAM. L’IA, c’est du numérique avec de la data et il va falloir entraîner nos IA. Puis nous devrons mettre en œuvre des projets d’IA avec réactivité. D’ici fin 2024, nous aurons une plateforme opérationnelle. Nous serons capables d’industrialiser nos projets avec des outils au niveau de l’état de l’art en 2025.
Le deuxième défi est d’établir une feuille de route technologique et produits. Les opérationnels se projettent dans ce qu’ils voient dans le civil. Mais le char du futur, ce sera quoi ? Faudra-t-il le concevoir avec une armada de drones pilotés par IA ? La feuille de route visera à définir une transformation des armées.
Par ailleurs, nous avons à créer un pôle de recherche. L’IA peut être utilisée pour la robotique, pour la reconnaissance de l’environnement… Ce pôle devra notamment être capable d’assurer un transfert rapide entre la recherche fondamentale et l’opérationnel.
Podcast - L’AMIAD capitalise sur sa différence pour recruter des experts IA
Bertrand Rondepierre, directeur de l’Agence Ministérielle pour l’Intelligence Artificielle de Défense (AMIAD), présente ici cette agence et son rôle. Face à la tension sur le marché du travail concernant les experts en IA, l’AMIAD mise sur plusieurs différenciateurs pour se démarquer et attirer les talents. L’autonomie de l’agence lui donne des libertés par rapport à un cadre trop administratif. Les missions originales et passionnantes constituent un avantage certain, tout comme la situation de l’agence à Rennes, garantissant une qualité de vie supérieure à la région parisienne.