Julien Nicolas (SNCF) : « le numérique doit nous aider à doubler la part du train »
Par Bertrand Lemaire | Le | Gouvernance
La SNCF se transforme du fait des réformes législatives comme de l’arrivée de la concurrence. Julien Nicolas, directeur numérique groupe de la SNCF et président de 574 Invest, explique comment l’IT contribue à cette évolution majeure de la SNCF.
Comment est organisé le groupe SNCF depuis la dernière réforme en 2020 ?
Aujourd’hui, le groupe est piloté par SNCF Holding, qui détient cinq sociétés : SNCF Réseau (gestion, exploitation et maintenance du réseau ferroviaire français) avec sa filiale SNCF Gares & Connexions (conception, exploitation et commercialisation des gares), SNCF Voyageurs (Transilien, TER et Intercités, TGV InOUI, OUIGO, Eurostar, Thalys, Alleo, Lyria), SNCF Connect (distribution), Fret SNCF (transport ferroviaire de marchandises), Keolis (opérateur de transports publics urbains, périurbains et régionaux en France et dans le monde) et Geodis (solutions logistiques et transport de marchandises).
Le groupe réalise 41,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022 dont près de 40 % à l’international grâce à 276000 collaborateurs, dont près de 210000 en France et plus de la moitié sur le ferroviaire, son cœur de métier historique. Nous transportons cinq millions de voyageurs par jour en France (dont 3,5 en Ile-de-France) grâce à 15 000 trains par jour.
Il existe de nombreux services en charge de l’IT. Quel est le rôle de chacun ?
La direction numérique, dont j’ai la responsabilité, est en charge de la stratégie et de l’innovation numérique en tant qu’entité transverse aux cinq sociétés du groupe.
Nous recouvrons plusieurs domaines. D’abord, les systèmes d’information, c’est à dire l’ensemble des applications et infrastructures informatiques permettant les opérations d’exploitation IT et métiers, y compris les SI industriels. Le digital, autrement dit l’ensemble des expertises, méthodes et nouvelles technologies qui permettent de développer de nouveaux usages numériques au service de tous (clients, collaborateurs, outils industriels) est un deuxième aspect de mes missions. Bien entendu, il y a aussi le réseau télécom qui permet de faire circuler et d’accéder à l’information et rendant possible les usages digitaux.
La DSI groupe propose des services mutualisés.
Dans chaque filiale, il y a une DSI qui réalise des projets au plus près des différents métiers.
L’ensemble des fonctions IT (informatique, digital et télécoms) représente 4500 collaborateurs internes.
Enfin, SNCF Connect & Tech est un e-commerçant, une agence de voyage, et aussi un éditeur de services numériques consommés par le groupe ou par des collectivités clientes. C’est une filiale à 100 % de SNCF Voyageurs.
Vous êtes également président de 574 Invest. De quoi s’agit-il ?
Il s’agit du fonds d’investissement de la SNCF pour investir dans des start-ups. 574 Invest dispose de 160 millions d’euros de capacité d’investissement soit en tant que « fonds de fonds » (nous travaillons avec Partech, Eurazeo…) soit en direct par des prises de participations minoritaires.
L’idée est d’aider des partenaires, qui nous permettent d’innover ou de nous transformer, à se développer. Parmi nos investissements, citons les bornes de recharge rapide d’Electra et l’IA d’analyse de vidéosurveillance de XXII (Twenty-Two).
Et, bien sûr, 574 Invest doit gagner de l’argent en tant qu’investisseur.
Désormais, la SNCF est en concurrence sur tous ses marchés. Quelles en sont les conséquences d’un point de vue numérique ?
Le numérique est un levier pour atteindre les objectifs de la SNCF. Et, en premier lieu, nous visons le « x2 », c’est à dire le doublement de la part modale du train dans les transports de personnes (aujourd’hui, environ 10 %). Il s’agit bien sûr d’un objectif en termes de chiffre d’affaires mais aussi d’aide à la décarbonation des transports.
Le numérique nous aide aussi à baisser l’empreinte environnementale de la SNCF, le train étant à la base un mode de transport très décarboné.
Enfin, il s’agit, bien sûr, également de faire face à la concurrence en améliorant notre performance et notre productivité. Cela passe par le fait de proposer les bons services aux bons clients (voyageurs comme autorités organisatrices) au meilleur coût. Nous devons mettre en œuvre un SI plus modulaire pour que chaque activité consomme les services IT dont il a besoin. Chaque activité sous appel d’offres n’a en effet pas la même taille et les mêmes besoins.
Le grand public ne voit que nos interfaces e-commerce ou d’information voyageurs mais nous sommes avant tout une entreprise industrielle avec un SI industriel. Pour garantir notre performance, nous devons donc beaucoup investir sur la conception, la fiabilité et la sécurité de cette IT industrielle.
Et concernant la data ?
La data est un socle pour beaucoup de services numériques. Nous l’utilisons bien sûr pour notre propre performance. Mais nous la partageons aussi en externe et avec nos partenaires, y compris par obligation réglementaire. Nous avons plus de 200 jeux de données en open-data et 28 millions de requêtes par mois sur nos API.
Cela dit, dans un monde de concurrence, la data est aussi un actif pouvant être différenciant et source de compétitivité ou simplement relever de la conduite des affaires. Par exemple, la SNCF utilise la data pour son marketing, pour le yield management… et pour la maintenance des matériels. Le TGV-M, qui sera mis en service en 2025, collectera de la donnée en temps réel. Cela facilitera l’entretien en continu des rames.
L’application SNCF-Connect a été fortement décriée. Quelle était l’ambition initiale et comment les difficultés remontées sont gérées ?
L’application SNCF-Connect est un produit de SNCF Connect & Tech qui en est responsable notamment sur son développement, son marketing… Les équipes ont beaucoup travaillé pour remonter le niveau de service. Il y a eu une très forte amélioration et le service est aujourd’hui à la hauteur des attentes. Nous comptons un million de connexions par mois et les ventes via l’application ont progressé de 22 % entre 2021 et 2022 avec 190 millions de billets vendus en 2022.
Comme cette application est connectée au SI de la SNCF, nous travaillons bien sûr ensemble sur son architecture, sa cybersécurité, etc.
Lorsqu’elle a été lancée début 2022, elle était très innovante dans les usages proposés. Donc, oui, il y avait du changement dans les repères du client et, c’est vrai, quelques problèmes techniques qui ont été résolus. Elle servait la stratégie porte-à-porte : il s’agissait de permettre d’organiser son voyage en totalité, d’un point A à un point B, avec tous les services de transport nécessaires. Si la très grande vitesse était largement digitalisée, nous voulions aussi accroître la digitalisation de nos autres services ferroviaires. Aujourd’hui, la majorité des billets TER sont achetés en mode digital.
SNCF-Connect, c’est aussi la fusion de toutes les applications de la SNCF. Les voyageurs y trouvent la totalité de nos services : la vente de billets de train (TGV, TER…) et l’information voyageurs notamment.
Comme LVMH, la SNCF a été très présente sur Vivatech. Pourquoi ?
Nous y sommes présents depuis la première édition. C’est une vitrine qui nous permet de montrer tout ce que l’on fait dans le numérique : la distribution, que tout le monde connaît, mais aussi l’IT industrielle. Nous investissons beaucoup dans le numérique : il faut aussi le montrer.
Il s’agit, d’abord, d’attirer les talents en soulignant l’intérêt des projets. Nous y parlons aussi avec nos partenaires. Nous rencontrons des start-ups. Et nous accueillons sur notre stand des start-ups qui sont déjà nos partenaires pour leur faire rencontrer aussi bien des CIO que des ministres.
Nous faisons venir des collaborateurs internes pour leur montrer ce que nous faisons. Et, le samedi, nous sommes ravis de rencontrer le grand public pour échanger avec lui.
Nous en tirons deux avantages principaux : les liens avec l’écosystème et ensuite nous cultivons la fierté de nos collaborateurs internes qui peuvent venir présenter ce qu’ils font. Cet effet d’entraînement interne est des plus utiles.
Parmi les transformations de la SNCF, une a beaucoup fait parler : votre adoption d’une trajectoire full cloud. Pourquoi un tel choix technique ?
Il y a trois raisons principales à cette stratégie lancée il y a six ans : la performance, la sécurité et la flexibilité. Nous bénéficions ainsi des capacités offertes par les hyperscalers. Cela dit, nous avons adopté une stratégie multicloud pour éviter toute dépendance vis-à-vis d’un fournisseur. Nous recourons ainsi à du cloud public chez AWS et Azure et à du cloud privé chez Equinix. Le datacenter infogéré par IBM n’existe plus.
La trajectoire full cloud nous permet une transformation en profondeur. Il n’est pas question de procéder à du lift & shift. Nous faisons évoluer nos applications pour les mettre à l’état de l’art technique afin de bénéficier à plein des avantages du Cloud.
A ce jour, nous sommes à 80 % dans le Cloud et nous sommes tout à fait satisfaits des résultats obtenus. L’objectif reste la bascule à 100 %.
Concernant la souveraineté, nous respectons évidemment toutes nos obligations réglementaires, étant donné, surtout, que nous sommes un OIV (opérateur d’importance vitale). C’est la raison pour laquelle nous disposons d’un cloud privé pour les données les plus sensibles.
Bien entendu, nous suivons ce qui se fait sur le cloud de confiance et, dès que les offres seront disponibles, nous les examinerons avec intérêt.
Malgré votre taille, rencontrez-vous les mêmes problèmes dans vos relations avec les fournisseurs IT que d’autres DSI, notamment l’inflation ?
Le problème est général. Matériels, logiciels… tout augmente. Les discussions sont difficiles avec les fournisseurs même si nous utilisons tous les leviers possibles pour obtenir les meilleurs prix. De fait, l’inflation est très forte.
L’un des meilleurs leviers, c’est tout simplement la mise en concurrence. C’est la raison pour laquelle, par exemple, nous avons une approche multicloud. Il faut absolument faire jouer la concurrence partout.
Pour obtenir davantage, avez-vous une stratégie formalisée en matière d’open-source ?
L’open source, nous y avons recours depuis très longtemps. Nous sommes membre fondateur du TOSIT et avons d’ailleurs depuis dix ans un poste dédié pour en promouvoir l’utilisation.
Nous n’avons pas de tabou et nous nous posons des questions sur tout. Dès que l’on peut, nous regardons l’open-source pour limiter l’influence des éditeurs et disposer de l’innovation très riche portée par ce modèle. Mais, pour autant, nous n’avons pas de « grande politique » open-source. Sur chaque sujet, chaque projet, nous regardons pragmatiquement ce qui est pertinent. Nous challengeons à chaque fois les différents offres et modèles en termes de performance, de bénéfice, de coût… Pour l’IAG ou le LLM (Large Language Model), certains produits sont proposés par des éditeurs commerciaux (OpenAI par exemple), d’autres sont en open-source (Mistral par exemple).
J’ajoute que le principe de l’open-source est que chacun contribue. Par nature, on partage donc des choses que l’on fait. Quand nous envisageons d’y recourir, nous regardons donc ce que l’on accepte de partager avec la concurrence ou ce qui, au contraire, relève des avantages compétitifs à garder en interne pour se différencier.
Vous avez évoqué l’IAG et le LLM. Avez-vous une stratégie générale en matière d’IA ou agissez-vous par opportunisme pragmatique ?
Actuellement, on parle beaucoup de l’IA à cause de l’IAG. Mais cela fait très longtemps que nous utilisons l’IA : pour le marketing, la maintenance prédictive, etc.
La toute première action que nous menons, c’est donc l’acculturation. Certes, on en parle beaucoup, c’est une rupture, etc. Il nous faut d’abord assurer un suivi, une veille, des technologies disponibles sur le marché auprès de grands acteurs comme de start-ups. Nous rédigeons des notes hebdomadaires de tendances pour les DSI du groupe, les CoDir et le ComEx. Nous organisons également des conférences pour les collaborateurs du groupe, IT ou non. Notre premier but est en effet de démystifier et d’expliquer.
Deuxième point, nous cherchons à définir quels outils seraient utiles pour quels agents. Pour l’IT et les notamment les développeurs, l’IAG peut générer du code et une IA contrôler la syntaxe ou la conformité à des règles. Nous avons un grand programme de réinternalisation des compétences, y compris des métiers en développement. L’IAG permet de gagner du temps. Nous n’avons pas, pour l’heure pris de décisions sur les outils qui pourraient être utiles pour d’autres agents (par exemple une IAG réalisant automatiquement un résumé de dossier).
Enfin, nous voulons travailler avec et au plus près des métiers. En effet, ce qui importe, c’est comment l’IA et l’IAG peuvent apporter de la valeur aux métiers. Certaines de nos filiales, qui ont des compétences en matière d’IA, ont réalisé des démonstrateurs et vérifient actuellement que les promesses de valeur sont bien tenues.
Notre approche est donc d’abord le pragmatisme en fonction des cas d’usages et des résultats des tests réalisés. Cependant, c’est un nouvel outil, comme a pu l’être Internet il y a un quart de siècle. Nous nous en étions alors emparé. Aujourd’hui, nous devons nous emparer de l’IA de la même façon. Nous croyons que nous vivons aujourd’hui une vraie rupture.
La guerre des talents est-elle un sujet pour la SNCF ?
Nous avons 4500 collaborateurs sur le numérique et 700 recrutements sont actuellement ouverts. Oui, la guerre des talents existe et nous oppose à d’autres grands groupes, aux ESN, aux start-ups…
Mais nous avons différents leviers pour séduire les talents. D’abord, les candidats ont une réelle appétence avec le fait que nous proposons un moyen de transport fortement décarbonné. Par ailleurs, nous proposons des projets sur une très large palette de technologies. Et puis nous pouvons recourir au numérique dans toutes nos activités avec un impact très tangible. Enfin, nous sommes présents partout en France avec de grands centres à Paris, Nantes, Lyon et Lille.
En fait, notre principal défi, c’est de montrer ce que nous faisons, montrer comment nous innovons.
Bien sûr, il faut être compétitif sur l’offre au niveau du salaire, des avantages, des conditions (télétravail…), etc. : c’est un marché.
Pour terminer, quels sont vos grands défis ?
En premier lieu, nous devons continuer la transformation numérique du groupe pour parvenir à réaliser le « x2 » et à faire face à la concurrence.
Nous devons aussi ne pas rater de révolution technologique alors que les évolutions vont très vite. Nous réalisons donc beaucoup de tests : certains déboucheront sur des succès, d’autres non.
Enfin, évidement, la cybersécurité est un immense défi. Nous sommes un OIV. Nous avons le devoir de protéger notre groupe qui est soumis à de très forts cyber-risques.
Podcast - Pourquoi la SNCF a fait le choix du full cloud
La SNCF a fait le choix du full cloud. Julien Nicolas, directeur numérique groupe de la SNCF et président de 574 Invest, revient ici sur ce choix. Il présente tout d’abord le groupe SNCF avec ses filiales. Puis il revient sur la décision prise de migrer le SI de la SNCF dans le cloud pour garantir fiabilité, sécurité et productivité de son IT. Mais la SNCF revendique son choix du multicloud pour se prémunir d’une dépendance à un seul fournisseur. Quand les offres de cloud souverain seront disponibles, la SNCF s’y intéressera.