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Chronique - Faut-il avoir honte du Minitel ?

Par Bertrand Lemaire | Le | Infrastructure & service

A chaque fois que l’on ose penser à la souveraineté technologique revient comme une insulte : « vous voulez refaire le Minitel ? ». Pourtant, il ne faut pas rougir de ce qui a parfaitement répondu aux besoins pendant des années, avant l’émergence d’Internet. Il vaut mieux en tirer des leçons.

Le Minitel a été une source de nombreuses innovations technologiques et économiques. - © Kevin / Flickr / Wikipedia
Le Minitel a été une source de nombreuses innovations technologiques et économiques. - © Kevin / Flickr / Wikipedia

Républik IT s’intéresse, au travers de ces nouvelles « Chroniques », à des sujets soit de culture générale professionnelle, soit de débats. La première portait sur la cybersécurité : « Le jour d’après (The day after Paris 2024) »

Le 3 juillet 2024, Républik vous propose un Club sur le thème « Comment relever les défis géopolitiques de la Tech ? » dont le Grand Témoin sera Vincent Tejedor, Directeur Général au Numérique du Ministère des Armées. Parmi les sujets qui seront abordés, il y aura sans aucun doute celui de la souveraineté technologique, ce qui va plus loin que l’informatique de confiance. Or, dès que l’on ose parler de « souveraineté technologique », bien souvent, quelqu’un prononce une formule méprisante du genre : « vous voulez recréer le Minitel ou quoi ? ». Le Minitel serait donc un objet honteux. Il est temps, sans doute, de rappeler que ce n’est pas le cas. Nous n’avons pas à avoir honte de ce qui fut un grand succès à tous les niveaux. Et il s’agit aussi d’en profiter pour repréciser quelques concepts technologiques fondamentaux.

On peut espérer que nos lecteurs, DSI, RSSI ou autres dirigeants IT, savent faire la différence entre Internet, un PC muni d’un navigateur et le Web. De la même façon, il convient de faire la différence entre les services télématiques, le Minitel et le réseau Transpac. Observons que, en matière de télématique, la France n’a pas à rougir : tout provient de travaux réalisés dans notre pays. La France a fait des choix technologiques, les Etats-Unis d’autres choix. Les choix ont été faits pour servir des objectifs et avec une stratégie. Enfin, il faut également noter que le Web, dix, vingt ou trente ans après le Minitel, a évidemment profité de progrès technologiques.

Le Minitel, c’était quoi ?

Au début des années 1970, la France a mené un « plan de rattrapage » qui l’a doté de capacités particulièrement modernes en matière de télécommunications sous l’égide de la DGT (Direction Générale des Télécommunications, futur France Télécom). L’objectif est de trouver des usages au-delà de la téléphonie classique à ces infrastructures sous-utilisées. L’approche est celle des télécommunications, c’est à dire de liaisons point-à-point. La DGT loue des appareils téléphoniques, des faxes… L’idée est de louer aussi un terminal télématique pour accéder à des services en ligne. Comme l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, la France considère que le service type est la consultation de bases de données ou de bases documentaires mises à jour en temps plus ou moins réel par opposition à des documents papier. La première base de données qui sera ainsi mise à disposition appartient à la DGT, ce qui simplifie tout : l’annuaire téléphonique. Viennent ensuite les ventes à distance, là aussi pour remplacer les échanges de courriers papier.

La mise en place de ce service va entraîner de nombreuses innovations. Des innovations techniques bien sûr : essentiellement autour de la consultation massive de données volumineuses (annuaire électronique) : nouveaux disques durs « intelligents », répartition de charges à chaud… Innovations en matière de modèles économiques ensuite : la naissance de l’informatique externalisée « à la demande », intermédiation financière par l’opérateur téléphonique (le fameux 3615 notamment), gratuité du terminal d’accès et rémunération à l’usage… Innovations marketing enfin : la distribution d’un terminal passif tout-en-un relativement simple mais pas trop (bon équilibre entre le modèle allemand et le modèle anglais, tous deux des échecs) avec un bon niveau de fonctionnalités sans nécessiter une formation des utilisateurs (contrairement au micro-ordinateur). Le lancement s’opère entre 1980 et 1982. Internet dans le grand public, c’est dix ans plus tard ! Donc, oui, le Minitel est moins « moderne ».

Quelles sont les différences entre Internet/Web et Transpac/Minitel ?

Dédié au commerce (avec paiement) ou à la consultation de documents, le Minitel repose sur un réseau construit par des ingénieurs télécoms : Transpac. Les objectifs sont la sécurité et la fiabilité. La technologie est celle de la commutation de circuit, comme la téléphonie classique : la connexion filaire est point-à-point. A chaque relai, il y a une connexion physique établie. Le terminal est conçu avec les règles de la téléphonie : il est solide, figé, sans aucune mise à jour possible. Les services sont délivrés sur des serveurs identifiés par l’opérateur monopolistique. A tous les niveaux, la règle est l’identification, la sécurité, la fiabilité.

A l’inverse, Internet repose sur la commutation de paquets ou datagrammes. L’inventeur du concept et réalisateur des travaux mathématiques associés est un Français, Louis Pouzin. Il opère en France un réseau expérimental, Cyclades, de 1972 à 1978. Les travaux théoriques ont été réalisés sur la décennie précédente, en France et aux Etats-Unis. La France faisant le choix de la commutation de circuit, Cyclades est abandonné. Simultanément à Cyclades, les Etats-Unis lancent Arpanet, un projet militaire. Ses objectifs sont inverses de celui de Transpac. Il s’agit d’être résilient et agile. Donc, au lieu d’une connexion unique pouvant être détruite par une attaque ennemie, la connexion par paquets repose sur d’innombrables connexions sur lesquelles ont envoie des « paquets » de données. Si une connexion est détruite, cela n’a pas d’importance : il suffit d’en utiliser une autre, redondante. De la même façon, n’importe qui peut se connecter sur ce réseau à n’importe quel endroit. Quand Arpanet est mis à disposition du secteur privé, au milieu des années 1980, il prend le nom d’Internet, « inter-network ». En effet, Internet relie des réseaux locaux plus que des machines isolées.

Quel est le bilan du Minitel ?

Il a fallu attendre le web (dans les années 1990) pour qu’Internet décolle réellement dans ses usages. Il a également fallu attendre la démocratisation de la micro-informatique et les micro-ordinateurs demeuraient des outils chers à visée essentiellement professionnelle. Le Minitel, lui, était simple et fourni pour un prix dérisoire à toute la population française. Les Français ont donc découvert les usages de la télématique avant tous les autres, y compris les Américains. Mais il y avait un revers à la médaille : le terminal était d’un modèle figé et fermé. Le Minitel était fiable et sécurisé : les Français ont donc connu un développement précoce du e-commerce et des services en ligne.

Mais le Minitel répondait tellement bien aux besoins que migrer vers une technologie plus moderne et plus évolutive a été compliqué. De ce fait, on a eu l’impression d’un « retard français » : partis les premiers, les Français ont fait du surplace par confort. Le développement d’Internet a été ralenti, en France, par cette concurrence d’un outil fiable, sécurisé et simple. D’autres pays (à commencer par les Etats-Unis), faute de concurrent bien installé, ont évidemment opté pour Internet plus vite. Mais il a fallu de nombreuses années pour qu’Internet obtienne des niveaux de sécurité et de fiabilité comparables. Comme m’avait dit un ancien dirigeant de France Télécom : « la victoire d’Internet sur le Minitel, c’est la victoire des informaticiens sur les ingénieurs télécoms. »

S’il y a une leçon à tirer de cette histoire, ce n’est certainement pas que la souveraineté technologique est ringarde ou absurde. C’est plutôt que l’agilité et l’évolutivité l’emportent souvent sur la sécurité et la fiabilité. On le constate d’ailleurs tous les jours en informatique.

Vous voulez débattre avec vos pairs sur les sujets les plus essentiels de votre écosystème autour d’une coupe de Champagne et d’un dîner dans le centre de Paris ? Rendez-vous sur les Clubs de Républik IT.